Argentine: L'expérience des usines occupées & le contrôle ouvrier by RISBAL Tuesday November 12, 2002 at 08:25 AM |
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19 et 20 décembre 2001. Des moments où une histoire différente a surgi, loin des certitudes imposées. Des hommes et des femmes sont sortis de chez eux pour forcer les portes d'un supermarché ou prendre la route avec une haine profonde à la gorge, pour réclamer nourriture et travail. Mais le bruit des casseroles s'est multiplié et a transformé les premières notes discordantes en une marée de sons qui a parcouru les rues et les places publiques en même temps, pour rompre l'état de siège et dénoncer la répression.
Argentine: L’expérience
des usines occupées 19 et 20 décembre 2001. Des moments
où une histoire différente a surgi, loin des certitudes
imposées. Des hommes et des femmes sont sortis de chez eux pour
forcer les portes d’un supermarché ou prendre la route avec une
haine profonde à la gorge, pour réclamer nourriture et travail.
Mais le bruit des casseroles s’est multiplié et a transformé
les premières notes discordantes en une marée de sons qui
a parcouru les rues et les places publiques en même temps, pour
rompre l’état de siège et dénoncer la répression. Par Josefina Martinez* Pendant la matinée, un jeune de
20 ans a modifié son itinéraire quotidien en s’éloignant
de son bureau ou en se rendant au centre, pour rejoindre des milliers
d’autres qui ont commencé plus tard — des minutes, des heures plus
tard — la bataille de la Plaza de Mayo. C’était naturel,
pendant ces deux jours, de rompre avec la légalité qui pendant
des années avait motivé les gouvernements, les institutions
et les cercles d’intellectuels "progressistes". L’événement, la rupture des
évidences. Et la spontanéité qui circulait dans la
rue et les places. Mais, en même temps, l’accumulation de désillusions
face aux gouvernements et institutions. Mais aussi, l’accumulation d’expériences
de lutte, de spontanéité et de conscience. Les derniers
"événements" nous poussent à retourner
à l’Histoire pour comprendre ce qui s’est passé et de possibles
développements au-delà des temps courts. Un gouvernement élu dans le cadre
de la démocratie "qui nous a coûté si cher"
(se lamente un chœur d’historiens respectables) a été renversé
par des forces jusque-là expulsées des récits académiques.
Le questionnement de la vieille politique
est apparu en décembre : "Qu’ils s’en aillent tous"
remet en question les idées forgées dans les structures
de la démocratie "représentative" de l’Union
civique radicale (UCR), du Parti justicialiste (PJ, péroniste),
ou du Front pour un pays solidaire (Frepaso, "centre-gauche"). Par contre, aujourd’hui, nous apercevons
également les limites des journées de décembre, qui
n’ont pas su empêcher que les vieux partis imposent un nouveau gouvernement
au pouvoir bien à eux, pour se sauver de la crise. Maintenant ils
veulent convertir le "Qu’ils s’en aillent tous!" en une
alternance parlementaire ordonnée, pour que rien ne change. II Les statistiques ou les chiffres semblent
avoir perdu toute signification. Un million et demi de nouveaux pauvres
au cours des derniers mois. 18.000.000 sous le seuil de pauvreté
(sur 37 millions d’habitants). Un licenciement par minute. Les hommes
et les femmes pris dans le corralito (appellation donnée
au blocage des comptes bancaires par le gouvernement). Dans la périphérie
de Rosario, on a abattu des vaches sur la route. Dans la ville, un groupe
de cartoneros (glaneurs qui ramassent le papier des poubelles)
se sont mobilisés pour réclamer le "droit" aux
ordures. Ce sont les expressions du désespoir social qui augmente
de jour en jour. La dévaluation accélère
le processus. Comme un monstre vorace, la crise économique dévore
tout: les aliments, les logements, les fournitures des hôpitaux,
les salaires, pendant que des tonnes de céréales s’empilent
dans les silos; de même que le pétrole et le gaz, les fruits
de la terre, l’acier, les toiles et briques, les câbles de téléphone.
Nous en sommes là. Au cours des derniers mois, des milliers
d’usines ou d’entreprises ont fait faillite ou ont pris des mesures d’urgence.
De centaines de milliers de postes de travail ont disparu depuis l’arrivée
du gouvernement Duhalde. La chute du salaire réel dépasse
50 %, le système de santé public est à l’agonie.
C’est une énorme destruction de forces productives qui se passe
sous nos yeux, et les hommes et femmes de la classe laborieuse, qui constituent
la principale force productive, portent ces dégâts sur leur
dos. Dans la crise de l’Argentine capitaliste,
ce qui condamne de manière irrationnelle des millions à
la misère autorise un groupe de banquiers et leurs alliés
des organismes financiers internationaux à exercer un chantage
humiliant en réclamant des "plans soutenables". Ce n’est
pas la crise d’un "modèle" ou d’une politique erronée:
c’est l’anarchie de la production capitaliste dans un pays dépendant
qui était "bon élève" de l’establishment
mondial. Ce qui n’empêche pas certains intellectuels de prétendre
"réguler" le capitalisme ou trouver des formes de distribution
"humanisées" sans mettre en question la domination impérialiste
sur le pays, ni les intérêts des grandes banques et des monopoles
étrangers et nationaux. III 19 et 20 décembre. Dans une usine
de la zone de Villa Constitución, lors de la pause, des
groupes d’ouvriers discutent des images à la télé.
Les chars d’assaut contre les femmes, les jeunes qui ont rempli la place
publique et les premières barricades fragiles, la démission
de Cavallo - ministre de l’économie du gouvernement De la Rùa.
"Demain on fait grève". Une possibilité.
Mais le lendemain fut différent,
avec un président qui a pris son envol de l’héliport de
la Casa Rosada - le palais présidentiel. Les bureaucraties
syndicales "officielles" et "dissidentes" ont suspendu
la grève générale annoncée. Les grandes usines
ont tourné comme toujours jusqu’à la fin décembre.
La classe ouvrière ne faisait pas
partie organiquement comme classe des journées que nous avons vécues.
Et dire cela n’est pas définir de manière quantitative l’absence
d’un "facteur social". Comme marxistes, nous connaissons la force
historique de la classe ouvrière en tant qu’agent privilégié
de la transformation révolutionnaire de la société.
Au-delà des apparences et des formes des conjonctures. Nous ne
cherchons pas les raccourcis théoriques qui définissent
des "nouveaux sujets sociaux" ou reprennent le discours sur
la "fin du travail". Ces discours cherchent à enterrer
les travailleurs, et avec eux la catégorie de classe comme telle.
De vaines tentatives, qui ont consommé des milliers de pages imprimées
et beaucoup d’argent en chemin. Par contre, en Argentine on peut encore
envisager l’entrée en scène historique de cette énorme
force sociale avec l’ensemble du peuple pauvre, avec ses propres méthodes
et traditions de lutte pour les recréer au début de ce siècle.
Nous voulons participer à la construction d’une histoire qui s’appuie
sur ces forces sociales, qui rompe avec les discours et les démystifie,
qui se fasse voir hors des écoles et instituts, pour s’ouvrir à
de nouvelles énergies. En tant que partie à cette tentative
de forger une nouvelle histoire militante, nous désirons aborder
les processus actuels, et notamment l’expérience d’un groupe de
travailleurs qui ont déjà indiqué le chemin d’une
nouvelle histoire possible. IV Il y a un phénomène nouveau,
ponctuel, naissant: des travailleurs qui occupent leurs lieux de travail,
et devant l’alternative terrible du chômage à cause de la
fermeture ou de la faillite, s’accrochent aux machines et n’abandonnent
pas les installations. Le patronat laisse tomber une entreprise à
cause de la crise. Nous ne partons pas. Malgré les évidences,
les gens ne se résignent pas à perdre leur source de travail.
Il y a des centaines de lieux de travail
organisés en Argentine. Déjà, nous pouvons y trouver
les éléments d’un nouveau programme de recherche militante.
Quand l’acuité de la crise fait
faillir le fonctionnement "normal" du capitalisme, dans ses
"marges", des formes peuvent se développer qui ne répondent
pas directement aux exigences des relations capitalistes. Coopératives,
clubs de troc ne peuvent pas subsister indéfiniment sous la dure
loi de la valeur et de la concurrence. Par contre, ils peuvent pousser
comme des champignons pendant les crises. Dans ce cadre, aujourd’hui on retrouve
des patrons qui, avec les bureaucraties syndicales ou l’Église,
encouragent l’organisation de coopératives de travail "mixtes",
où l’on peut décharger le poids de la crise sur le dos des
ouvriers, afin d’empêcher les travailleurs d’aller au-delà
de la légalité capitaliste. Par contre, avec ce phénomène
coopératiste, d’autres processus se développent qui peuvent
mettre en question les relations capitalistes. Nous croyons que les exemples
d’Ingenio la Esperanza à Jujuy, la Baskonia
à Matanza, Impa, Panificación 5, Clínica
Junín à Córdoba, Zanon et Brukman
ouvrent un travail de recherche nécessaire et de nouvelles problématiques.
Quand un groupe d’ouvriers affirme la possibilité
de produire "sans patrons" ne sommes-nous pas devant une nouvelle
expérience et une nouvelle conscience ouvrière? Les secrets
du fonctionnement capitaliste ne commencent-ils pas à se dévoiler
quand la production ne se déroule plus en fonction l’appât
du gain du Capital mais mobilisée par les besoins des producteurs?
Au cours des derniers mois, deux usines, l’usine de céramiques
Zanon de Neuquén (1) et l’usine de textiles Brukman
de Buenos Aires sont devenues un pôle de référence,
préparées à produire sous contrôle ouvrier
et dans la lutte pour l’étatisation des usines, ou leur expropriation.
Elles appellent à repenser en profondeur la puissance du mouvement
ouvrier comme classe quand il commence à prendre son propre destin
entre ses mains. V L’expérience de lutte des travailleurs
des céramiques Zanon est déjà un exemple.
Depuis plus de 4 mois, ces céramistes impriment trois mots sur
leurs emballages : "sous contrôle ouvrier". Il
s’agit d’une des lignes de porcelaines les plus modernes de l’Amérique
du Sud. On a présenté la nouvelle
céramique "El obrero" (l’ouvrier) au cours d’une petite
cérémonie. Il y a également une série limitée
dédiée aux chômeurs du Mouvement des travailleurs
sans-emploi (MTD) de Neuquén qui soutiennent depuis des mois
la lutte de Zanon ; et également un autre modèle
de céramique décoré de gardes mapuches en
honneur aux communautés aborigènes de la zone qui ont fourni
l’argile aux ouvriers. Une céramique est une céramique,
mais pas seulement. Des fonctionnaires de l’ambassade italienne
en Argentine ont réclamé dans un communiqué une intervention
du gouvernement Duhalde contre les 300 ouvriers qui occupent l’usine Zanon.
État et Capital. Ils défendent leurs intérêts
au-delà des frontières. L’entreprise provinciale d’énergie
réclame une dette de 100.000 pesos aux ouvriers, tandis
que les patrons de Zanon n’avaient pas subi de pressions pour la
dette de 500.000 pesos. L’entreprise de gaz a fait sa part. Le
syndic de l’État réclame encore l’expulsion par l’intervention
des forces de répression. Une bande "mafieuse", sans
doute complice de la police provinciale, a même organisé
une séquestration, un vol et a proféré des menaces
contre les travailleurs. Comment tant de forces peuvent-elles se
déchaîner contre un groupe d’ouvriers qui cherchent à
travailler? Le défi des ouvriers de Zanon
est grand, parce que cet exemple pourrait être repris par d’autres,
devant la magnitude de la crise capitaliste que nous vivons. À
plus de 1.200 km de distance du parc industriel de Neuquén, une
usine textile — confections Brukman — continue à rouler
sous les mains laborieuses de ses ouvrières et ouvriers. "Brukman
est aux travailleurs" chantent les voisins des assemblées
populaires, les étudiants et ouvriers du quartier Once de
la capitale. Le 1er mai 2002, il y a eu une manifestation
devant les portes de Zanon à Neuquén. Avec la présence
de délégations de Brukman de Buenos Aires, de travailleurs
céramistes, du secteur public, d’enseignants, des hôpitaux
de Neuquén, qui se sont joints aux étudiants, au MTD et
aux organisations de la gauche, ils étaient plus d’un millier. VI Que signifie "contrôle ouvrier"? Les lois capitalistes consistent en la
séparation des producteurs salariés d’avec les produits
de leur travail et du contrôle sur les conditions de ce travail.
"L’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non
seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure,
mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de
lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la
vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui,
hostile ou étrangère." Aliénation par rapport
au produit, mais aussi par rapport au processus de production lui-même
: "Le produit n’est rien d’autre que le résultat de l’activité,
de la production. Cependant, si le produit du travail est l’aliénation,
la production même devient l’aliénation active; l’activité
de l’aliénation. Dans l’extériorité du produit du
travail se reflète l’extériorité, l’aliénation
de l’activité du travail lui-même." Le contrôle
ouvrier à l’intérieur d’une usine commence à mettre
en question cette séparation. L’occupation de l’entreprise le fait
aussi, par la mise en question du pouvoir à l’intérieur
de l’usine. Le contrôle ouvrier peut commencer,
de manière ponctuelle, comme le contrôle exercé par
les ouvriers sur leurs conditions de travail ou des aspects de l’organisation
de la production elle-même, par exemple l’imposition de meilleures
conditions de sécurité au travail. La revendication de l’ouverture
des livres des comptes quand un capitaliste déclare la "crise"
vise à révéler les secrets des affaires capitalistes.
Comme il s’agit d’exercer un contrôle,
ceci se rapporte à une tâche d’observation, à la lutte
pour un changement des actions d’un autre, ici, des patrons qui exercent
leur pouvoir dans l’usine. Alors, le contrôle ouvrier commence à
installer un double pouvoir au niveau de l’entreprise. La propriété
reste entre les mains des capitalistes, mais les producteurs commencent
à l’affronter par leur action. Des exemples de la production sous contrôle
ouvrier ont donné lieu à de riches expériences historiques.
En Argentine, dans les années 1970, l’expérience de PASA
dans la zone nord de la banlieue de Rosario mérite l’étude.
Pendant un mois, il y a eu l’expérience de prise de l’usine avec
gestion et contrôle ouvrier sur la production en juillet et août
1974, avec la formation de commissions de production, de sécurité,
etc. sur base de la pratique de la démocratie ouvrière.
Dans le cas de Zanon et de Brukman,
en ce moment, les patrons ne se présentent pas à l’usine.
En ce sens, le niveau de contrôle ouvrier atteint aussi la gestion
directe sur toute la production, y compris les formes de commercialisation.
À Zanon, les ouvriers organisent
la gestion par des résolutions en assemblées générales
et assemblées d’ateliers, où l’on décide de la durée
du travail, comment préparer de nouveaux modèles de céramiques,
comment se procurer les matières premières, comment assurer
la sécurité, etc. Les ouvriers établissent de nouvelles
formes de solidarité entre eux qui leur permettent de commencer
à faire des pas vers l’autodétermination de classe. Au cours
de ces mois, on a démontré la véritable fonction
de la majorité des superviseurs ou chefs mis en place par le patron
de l’usine en temps "normal" : plus que diriger la production,
leur rôle était de maintenir un despotisme permanent sur
les travailleurs et leurs tâches. Le contrôle ouvrier dévoile
les secrets de l’exploitation capitaliste. Par exemple, en deux jours
de travail, les ouvriers de Zanon ont produit des céramiques
d’une valeur supérieure aux coûts salariaux de tout un mois.
En même temps, il démontre à l’échelle d’un
établissement, que les travailleurs peuvent contrôler leur
propre destin et se gouverner eux-mêmes. VII Par contre, une coopérative ou une
usine occupée qui produit sous contrôle ouvrier, isolée
comme un radeau dans la mer des relations capitalistes de production,
ne peut pas se maintenir indéfiniment. Des exemples de coopératives
qui, pour ne pas "périr" devant la concurrence capitaliste,
finissent par surexploiter leurs travailleurs plus que les autres usines
autour d’eux, ou qui s’écroulent devant le poids des dettes ou
encore devant l’impossibilité de commercialiser leurs produits,
sont foison. La coopérative isolée dans le cadre des relations
capitalistes n’a pas d’avenir et se limite à entretenir de vieilles
illusions réformistes sur le capital. La différence entre les coopératives
organisées par des secteurs de l’Église ou la bureaucratie
syndicale et le cas du contrôle ouvrier de Zanon et Brukman
est claire. Une première différence importante est que Zanon
donne la priorité à un niveau digne de salaires ouvriers.
Maintenant les travailleurs de Zanon perçoivent des salaires
autour de 700 pesos. Pendant que la plupart des coopératives
pratiquent des salaires de misère, parce qu’on donne la priorité
aux "temps légaux" ou parce que la direction de la coopérative
décide de baisser le salaire de ses propres ouvriers pour rester
en marche face au poids des dettes. Les patrons ont tendance à ne pas
respecter le salaire, le droit minimum des esclaves producteurs dans la
société capitaliste, face à la crise, pour tenter
d’arrêter la chute de leurs profits. Dans les coopératives,
la logique capitaliste de la plus-value absolue, en réduisant le
salaire au-delà des limites de la subsistance et en prolongeant
la journée de travail, tend à s’imposer cruellement aux
travailleurs associés. Dans les cas de Zanon et Brukman
les ouvriers ont refusé d’assumer les dettes des patrons, réclamant
l’expropriation sans indemnité des usines et leur étatisation,
avec contrôle ouvrier sur la production. La lutte pour l’étatisation des
usines sous contrôle ouvrier signale la seule possibilité
d’incorporer rapidement plus de travailleurs, et ne pas "réouvrir"
avec moins, pendant que le chômage ne cesse d’exploser tout autour.
Les travailleurs de Zanon comme ceux de Brukman ont élaboré
des propositions concrètes qui permettent à plus de travailleurs
d’y œuvrer avec le capital fixe actuel. En Argentine — ce qui est un des
effets de la crise économique — il y a une grande capacité
industrielle existante et non utilisée. Dans le cadre d’une planification
de la production qui ne serait pas soumise à l’intérêt
individuel du capitaliste, on pourrait intégrer plus de travailleurs
dans la production étatisée et utilisée pour la satisfaction
des besoins de la population, à travers une politique de travaux
publics pour le logement, les écoles, les hôpitaux, etc.
Par contre, les coopératives sont
une porte de sortie uniquement pour les travailleurs en place et uniquement
si elles marchent bien d’un point de vue capitaliste: peu importe si ceux
qui achètent la production sont pauvres ou riches, ni si des besoins
restent insatisfaits. Elles peuvent embaucher de nouveaux travailleurs,
mais, dans ce cas, elles le font toujours sous de pires conditions et
pas comme "coopérants", mais comme salariés des
coopérants d’origine. La démarche des travailleurs de
Zanon est différente, dans leur alliance avec les chômeurs
du MTD de Neuquén, pour obtenir du travail pour tous. Ces
jours-ci, les travailleurs de Zanon étaient en train de
discuter de l’engagement de 100 chômeurs des différents mouvements
de sans-emploi de la région (proportionnellement à leurs
effectifs) pour la production, dans une "école des métiers"
pour concrétiser l’unité des travailleurs et des sans-emploi.
VIII La question qu’il faut approfondir dans
nos recherches est la suivante : est-ce que des expériences de
ce genre peuvent se maintenir indéfiniment? Est-ce que la multiplication
évolutive et pacifique des expériences "d’autogestion
ouvrière" comme contre-pouvoirs au pouvoir du capital est
possible? La conspiration féroce du patronat, de l’État
provincial et national, des forces de répression et de la bureaucratie
syndicale contre les travailleurs céramistes tendent vers une réponse
négative. Si le phénomène de contrôle
ouvrier ne s’étend pas au moins à quelques centaines d’usines
dans les zones industrielles principales, comment les travailleurs pourraient-ils
résister à la force d’attaque des classes ennemies? Quel
est son avenir si cette expérience n’est pas défendue par
d’autres travailleurs de la zone, et par les mouvements de sans-emploi,
de "voisins" - cela fait référence aux assemblées
de "voisins", de quartier - et étudiants qui font de
cette cause la leur? Pour y arriver, il faut surmonter les barrières
entre travailleurs et chômeurs, les barrières imposées
par les vieux appareils syndicaux entre les ouvriers et le reste du peuple.
Enfin, il faut développer une véritable unité entre
les travailleurs et le peuple pauvre, faire face à la division
existante et devenue "naturelle" entre eux, qui sert à
la reproduction des rapports d’exploitation capitalistes. Les travailleurs de Zanon ont l’intention
de dépasser ces barrières. Leur alliance avec le MTD
en est l’expression. Leur proposition d’organiser une coordination régionale
de travailleurs et de sans-emploi, à partir d’assemblées
et avec des mandats de la base, poursuit le même objectif. Cette
question a été avancée avec l’organisation de la
Coordination de Alto Valle (la haute vallée du Rio
Negro et Rio Neuquén). Leur revendication d’étatisation
de l’usine sous contrôle ouvrier et d’une politique de travaux publics
pour créer des emplois et couvrir les besoins fondamentaux de la
population contribue aussi à solidifier cette alliance avec d’autres
secteurs populaires. C’est un fait que de réussir une
telle unité ouvrière et populaire organique à l’échelle
d’une province ou à fortiori à l’échelle du pays,
représente un aiguisement de la lutte des classes car le pouvoir
bourgeois serait ainsi remis en question de manière plus large
et plus profonde. Cela implique un affrontement croissant non seulement
avec le patronat, mais aussi avec la bureaucratie syndicale et l’État.
Par conséquent, nous pensons que
le contrôle ouvrier peut être un moment passager dans un processus
révolutionnaire, une grande expérience qui prépare
les ouvriers plus intensément pour les luttes à venir. Précisément
par cette dynamique contradictoire, le contrôle ouvrier se dévoile
comme une très grande école d’économie planifiée
et de lutte anticapitaliste. Il montre à échelle réduite
que les travailleurs peuvent diriger l’ensemble de l’économie,
qu’il est donc nécessaire d’exproprier les propriétaires
capitalistes et d’affronter leur État et leurs forces répressives.
Il montre également la nécessité de l’unité
des travailleurs en tant que classe avec l’ensemble des secteurs opprimés,
dans de nouvelles organisations démocratiques comme les coordinations
qui dépassent le cadre étroit des syndicats établis.
IX Autogestion de la crise ou socialisation
de la richesse? Des expériences d’un type différent
se développent actuellement en Argentine, où nous voyons
que des secteurs de travailleurs, de chômeurs ou de "voisins"
des assemblées populaires ont tendance à se donner les moyens
de surmonter la crise économique et sociale aiguë. Beaucoup d’assemblées populaires
de Buenos Aires et Rosario ont proposé la création de potagers
communautaires dans les quartiers, de cantines populaires ou de dispensaires
médicaux pour résoudre le problème de la faim et
la crise sanitaire. Certaines organisations de sans-emploi
— comme le MTD de Solano et la Coordination Anibal Verón
— organisent des micro-entreprises: des boulangeries, des fabriques de
briques ou de chaussures, à partir de plans d’emploi ou de l'attribution
d’autres indemnités aux sans-emploi. Nous avons déjà
mentionné les coopératives, stimulées dans beaucoup
de cas par des secteurs de l’Église et par la Centrale des travailleurs
argentins (CTA, troisième syndicat argentin) et ailleurs par
les travailleurs eux-mêmes. Dans certains hôpitaux, les "voisins"
rejoignent les médecins et les infirmières pour discuter
avec les autorités de la nécessité de cogestion.
En prenant ces tendances en compte, des organisations comme le FRENAPO
proposent un "budget participatif", déjà voté
par la ville de Rosario en s’inspirant de l’exemple de Porto Alegre. Dans
la situation argentine actuelle une telle proposition a surtout pour but
de soumettre les assemblées populaires aux institutions étatiques,
en leur permettant de "décider" seulement de la
répartition d’une fraction minuscule du budget. La tendance chez les travailleurs, les
sans-emploi et les "voisins" à prendre en main la résolution
de leurs problèmes est un grand pas en avant après tellement
d’années de passivité ou d’attente que des solutions viennent
d’ailleurs. Toutefois, la question posée est de savoir s’il faut
se résigner à l’autogestion de la crise ou viser à
la jouissance de l’ensemble des richesses sociales pour la majorité.
Dans le cas de beaucoup de coopératives,
comme nous l’avons expliqué plus haut, les travailleurs finissent
par devenir des esclaves, travaillant plus de 12 heures par jour ou réduisent
leurs propres salaires pour pouvoir continuer. Dans les entreprises de
sans-emploi créées à partir des plans d’emploi, ils
ne reçoivent que le montant dérisoire de 150 Lecop
(bons monétaires introduits lors de la crise du peso). Et
entre-temps, des millions de travailleurs et sans-emploi continuent à
subir l’agonie de la crise capitaliste. Seule la prise de contrôle
sur l’ensemble de l’économie, par l’autogestion de la totalité
de la production et de la distribution, permettrait d’entrevoir un avenir
digne pour ces millions d’hommes et de femmes. Les issues autogestionnaires qui ne mettent
pas en question l’ensemble des rapports sociaux capitalistes et prétendent
mettre en place des enclaves alternatives au milieu de la misère
et de l’exploitation capitalistes ne peuvent être autre chose que
des illusions momentanées condamnées à succomber. Une grande contradiction du système
capitaliste se retrouve entre la planification capitaliste à l’intérieur
de l’usine et l’anarchie de la production dans son ensemble. La planification
capitaliste à l’intérieur de l’usine n’est rien d’autre
que le despotisme pur et l’exploitation des travailleurs. Le contrôle
ouvrier affronte ce pouvoir patronal à l’intérieur de l’établissement.
Or, l’anarchie capitaliste, qui naît du fait que les capitalistes
individuels produisent pour réaliser leur propre profit et non
pour satisfaire les besoins sociaux, produit à un pôle la
misère et à l’autre la surproduction. D’un côté
les millions qui crèvent de faim et de l’autre l’appropriation
privée d’énormes richesses sociales produites socialement.
Seule la mise en question de l’ensemble
des rapports capitalistes, comme totalité économique et
politique, ouvre l’espoir d’un avenir digne pour des millions d’êtres
humains, avec la perspective d’une société de libres producteurs
associés, le communisme. Rosario, juin 2002 * article paru sur le site www.rebelion.org,
juin 2002. Traduit de l’espagnol par Maria Gatti
& le contrôle ouvrier