Ce qui se joue en Argentine ... by RISBAL Tuesday November 12, 2002 at 08:21 AM |
risbal@collectifs.net Bruxelles, Belgique |
Texte extrait de "Que se vayan todos, le peuple d'Argentine se soulève!" et distribué par Le Grain de Sable, bulletin électronique d'ATTAC.
Ce
qui se joue en Argentine Par
François Chesnais et Jean-Philippe
Divès, Ce livre
est écrit dans l'urgence, dans le cours même d'un mouvement
dont l'issue n'est pas connue ni même prévisible. Il s'adresse
à celles et à ceux qui sont engagé(e)s directement,
à un titre ou à un autre, dans le combat contre la mondialisation
capitaliste, ou qui se sentent concerné(e)s par celui-ci. Il faut,
sans tarder, s'intéresser à l'Argentine, de même qu'il
faut comprendre, au-delà de ce pays, les enjeux immenses de ce
qui se joue aujourd'hui en Amérique latine. Du fait d'une dette
extérieure écrasante et de la contrainte qui lui est imposée
d'en assurer le paiement coûte que coûte, l'Argentine connaît
un chômage et un degré de paupérisation d'une gravité
jusqu'alors jamais connue par des économies industrialisées,
hors des situations de guerre et de sortie de guerre. L'Argentine s'effondre
littéralement sous l'effet des politiques capitalistes de contre-réforme
néo-conservatrice (celles qu'on nomme souvent un peu vite "
néo-libérales " ). De même, du fait de son endettement,
elle doit aussi faire face à un projet de recolonisation engagé
par les Etats-Unis et le FMI, mais auquel se joignent également
des groupes financiers et industriels français, européens
et japonais. Ce qui se
passe en Argentine montre où mènent la libéralisation,
la déréglementation et les privatisations capitalistes,
mais les leçons des événements argentins ne s'arrêtent
pas là. Les intérêts économiques et sociaux
qui ont impulsé cette politique, exploitant sans vergogne ni pitié
le levier de la dette extérieure, ont misé sur la démoralisation
et sur la passivité des chômeurs industriels et des travailleurs
ruraux expropriés des campagnes, mais aussi, au delà de
ceux-ci, sur la lassitude de l'ensemble de la population. Ils se sont
trompés. En décembre 2001, le peuple argentin s'est soulevé.
Il a chassé deux gouvernements en quinze jours. Depuis cette date,
ceux et celles qui ont été à l'avant-poste du soulèvement
- les anciens ouvriers devenus chômeurs à vie, les jeunes
salarié(e)s précaires, les habitant(e)s des quartiers de
Buenos Aires, de sa grande banlieue et des principales villes de l'intérieur
- cherchent à s'organiser, en marge des institutions honnies et
face aux partis politiques traditionnels faillis. Les événements
argentins montrent ainsi que la lutte contre la mondialisation "
néo-libérale " peut dans des circonstances données
à un moment trouver des expressions politiques originales relevant
de l'organisation autonome de "ceux d'en bas" . Le coup d'Etat
de Videla de 1976 a mis un terme à l'espoir d'une issue progressiste
en Argentine, d'autant plus qu'il avait été précédé
dès 1971 par la répression brutale et le début de
militarisation du pouvoir en Uruguay, puis en 1973 par le coup d'Etat
de Pinochet et la mort de Salvador Allende au Chili. En Argentine, des
dizaines de milliers de militants ont été torturés
et fusillés ou bien ont " disparu " (beaucoup ont été
jetés en mer par avion). Une terrible répression s'est abattue
sur l'ensemble du mouvement ouvrier, avant qu 'une chape de plomb ne tombe
sur le pays. Avec l'effondrement de ce que n'apparaissait plus que comme
des illusions, au goût souvent très amer, beaucoup d'Européens
ont détourné leur attention de l'Argentine et de l'Amérique
latine plus généralement. Nous voudrions aussi que ce livre
contribue à les y ramener. Les 19 et
20 décembre, l'Argentine a vécu deux journées révolutionnaires
au sens que ce terme revêt en Europe depuis les révolutions
de 1830 ou de 1848. Plusieurs secteurs de la société argentine,
jusqu'alors assez séparés, se sont soulevés et ont
pris conscience dans la rue que leurs intérêts et leurs objectifs
convergeaient. Ils ont affronté le gouvernement en lui contestant
sur le terrain l'occupation physique des symboles du pouvoir, à
commencer par la célèbre Place de Mai face au palais présidentiel.
Malgré une trentaine de morts, ils ont bravé l'état
d'urgence proclamé par le président de la République,
Fernando de la Rua. Au cours de la première nuit, ils ont chassé
le ministre de l'économie et des finances haï ; le lendemain,
ils ont forcé le président de la République lui-même
à démissionner et à fuir du palais présidentiel
en hélicoptère. Dix jours plus tard, l'alliance des classes
populaires et de la " classe moyenne " a fait tomber le gouvernement
transitoire qui avait été mis en place, avant qu'un président
de la République très faible politiquement, le péroniste
Eduardo Duhalde, émerge des tractations de partis rejetés
en bloc par les manifestants. Les journées
révolutionnaires des 19 et 20 décembre 2001 sont la réaction
de la majorité d'un peuple au processus d'effondrement économique
et social dont il vit les conséquences dramatiques, mais elles
n'y ont en aucune manière mis fin. L'effondrement se poursuit et
même s'accélère. Dans le secteur urbain, il y a au
bas mot 6 millions de chômeurs et de travailleurs très précarisés,
soit plus d'un tiers de la population active recensée, auquel il
faut ajouter les travailleurs non recensés vivant de travail au
noir. Il y aussi les ouvriers agricoles dont l'exploitation a toujours
été très forte et la vie terrible. En novembre 2001,
l'Institut national de statistique (INDEC) évaluait le nombre des
pauvres à 14 millions de personnes, dont 4,9 millions "d'indigents"
. En avril 2002, soit seulement quatre mois plus tard, les pauvres sont
au nombre de 17,4 millions, dont 6,4 millions "d'indigents"
. Le nombre des chômeurs augmente maintenant au rythme de plusieurs
dizaines de milliers par mois sous l 'effet de plusieurs facteurs conjugués
: le désinvestissement notable des multinationales (qui date de
plus d'un an), l'étranglement du petit commerce (entre janvier
et avril, 10.400 magasins ont disparu) et l'effondrement du système
du crédit à mesure que les banques tombent en situation
de banqueroute virtuelle. Chaque jour des entreprises nationales ferment
leurs portes. Malgré
cette situation, le FMI qui été reçu à bras
ouverts par le gouvernement et dont le secrétariat à Washington
comprend de nombreux Argentins, continue de réclamer à Duhalde
le licenciement dans les prochains mois de 600.000 fonctionnaires et salariés
de l'Etat fédéral et des provinces. De son côté,
le gouvernement Bush avait fait immédiatement parvenir une lettre
au gouvernement formé par Duhalde, lui ordonnant de présenter
un plan de paiement de la dette "crédible et soutenable"
. Ce qui signifie en langage à peine diplomatique: vous devez continuer
a payer le service de la dette, et cela quelles qu'en soient les conséquences
tragiques pour le peuple. Le secrétaire du Trésor a reconnu
que pour honorer la dette l'Argentine serait obligée "de
faire de nouveaux sacrifices" . Les gouvernements
européens, y compris ceux dirigés par les partis socialistes,
n'ont pas été en reste. En pleine crise politique du mois
de janvier, Hubert Védrine a fait des démarches officielles
pour demander à l'Argentine de garantir à la France la sauvegarde
des "intérêts des entreprises françaises"
, au premier rang desquelles on trouve France Télécom, qui
possède la moitié du système de télécommunications
du pays (après un partage avec Telefonica d' Espagne), la Lyonnaise
des Eaux et Vivendi Environnement, le groupe de négoce alimentaire
Louis Dreyfus, Carrefour et Auchan. Pour ce est des intérêts
très importants des groupes espagnols, l'ancien dirigeant du PSOE
et premier ministre socialiste Felipe Gonzales n'a pas hésité
à se faire l'ambassadeur du grand capital ibérique, au même
titre et plus activement encore que le premier ministre conservateur José
Maria Aznar. Il s'est carrément rendu à Buenos Aires pour
"plaider la cause" des groupes Telefonica et Repsol, dont nous
verrons le comportement plus loin. La dette extérieure, dont le
montant et les effets sont examinés au chapitre 4, n'est pas une
question" financière " . Conjointement à l'action
des entreprises étrangères, notamment dans le secteur des
services publics, le paiement de la dette disloque les processus productifs
qui déterminent les conditions de la reproduction sociale de larges
couches sociales. Une politique
de désindustrialisation à très grande échelle
et de privatisation de tous les services publics entraîne, comme
pour toutes les opérations - militaires ou civiles - de "remise
en ordre" des affaires d'un pays par les puissances étrangères,
des dommages collatéraux. L'analogie entre les conséquences
des plans de restructuration et de privatisation et celle des opérations
de "paix" s'impose. Ici, ces "dommages" ne sont autres
que la liquidation - liquidation sociale tendant vers la liquidation physique
par maladie et dénutrition - d'une large part des anciens ouvriers
et de leurs familles . Ce salariat est devenu très largement "redondant"
par rapport aux exigences d'accumulation et de valorisation sur une base
mondialisée des groupes industriels et financiers des pays capitalistes
centraux. L'une des fonctions du FMI et de la Banque mondiale est de tenter
de faire comprendre que ces "dommages collatéraux" sont
malheureux, mais inévitables. La "main invisible" et
les dieux que sont les "marchés" exigent ces sacrifices.
Leurs dictats doivent être mis en ouvre même s'il est difficile
d'y voir l'expression d'un dessein désintéressé et
harmonieux. La hausse
rapide des prix, qui a été l'une des armes des possédants
dans les pays capitalistes périphériques au cours des trois
dernières décennies, a repris son cours depuis janvier.
Elle se combine cette fois avec un taux de chômage très élevé
et qui ne cesse de croître. Un coup de force économique,
pour l'heure une sorte de substitut à un coup militaire très
difficile, est ainsi porté contre les classes populaires. Force
est de constater qu'il est porté à dessein, de façon
très consciente. Les grands groupes industriels étrangers
et nationaux ont des situations de monopole, souvent doublées de
garanties contractuelles obtenues de l'Etat au moment des privatisations,
qui leur permettent de fixer les prix comme ils l' entendent. Ainsi les
groupes agro-alimentaires argentins ont-ils le pouvoir économique
et politique de proposer aux consommateurs argentins les produits essentiels
- la farine, le riz, l'huile, la viande - pratiquement aux mêmes
prix que ceux qu'ils pratiquent sur le marché mondial où
ils sont exportateurs. Les sociétés étrangères
qui ont pu acquérir à vil prix les entreprises nationales
de service public grâce aux privatisations du gouvernement du péroniste
Carlos Menem, puis fixer les prix de l'électricité ou du
téléphone facturés aux foyers au-delà des
possibilités d'une fraction très importante de la population
. Le prix de l'essence et du gasoil augmente tous les quinze jours avec
ses conséquences en chaîne sur la distribution, les transports
de marchandises et les transports collectifs. Les groupes pharmaceutiques
et leurs intermédiaires locaux spéculent sur les médicaments,
notamment ceux nécessaires pour soigner le diabète et le
cholestérol qui sont assez répandus en Argentine. Une spéculation
analogue porte sur toutes les pièces de rechange que le pays doit
importer depuis le démantèlement de son industrie. Les chômeurs
ne bénéficient d'aucune protection sociale. Les familles
" indigentes " n 'ont même plus la possibilité
d'acheter du butane pour la cuisine. Dans l'un des pays agricoles les
plus riches du monde, le seul maigre repas quotidien de millions d'enfants
est au mieux celui que les écoles parviennent encore à leur
fournir sur la base de subventions en chute libre et souvent de la solidarité
de quartiers pourtant paupérisés. Dans un pays qui pensait,
jusqu'au milieu des années 1990, être candidat à l'entrée
dans ce que les latino-américains nomment "el primer mundo"
("le premier monde"), la mortalité infantile qui avait
disparu pendant plusieurs décennies est réapparue et a commencé
à croître à vive allure. Et pourtant,
malgré ces problèmes lancinants de survie, la mobilisation
politique se poursuit. Avec des flux et des reflux, un mouvement d'auto-organisation
populaire se développe, en même temps qu 'un intense processus
de réflexion politique, auquel participent aussi des secteurs des
classes moyennes qui n'ont pas encore rejoint les assemblées de
quartiers et qui n'ont pas à lutter au jour le jour pour s'assurer
des moyens de subsistance, comme doivent le faire les chômeurs et
les comités de piqueteros. Un
basculement d'un monde pour des classes entières Ce sont,
en effet, une série de facteurs "subjectifs" qui donnent
à la situation argentine des traits originaux et qui permettent
d' envisager la possibilité d'une issue "par le haut":
une issue progressiste et radicale, qui bénéficierait de
l'appui de millions d' Argentins venant de classes sociales et de parcours
politiques différents. Le premier de ces facteurs tient au fait
qu'en raison des circonstances économiques et politiques, la vie
quotidienne mais aussi la vision du monde de millions de gens ont basculé.
Nous venons d' essayer d'expliquer (il faudrait pour ce faire avoir des
capacités de romancier social) ce que sont les conditions d'existence
des classes populaires. Mais la situation
argentine est aussi marquée par la réalité quotidienne,
radicalement nouvelle pour elles, à laquelle les classes dénommées
"moyennes" se trouvent confrontées. Depuis le début
de décembre 2001, elles ont subi des pertes qui sont aujourd'hui
très difficilement réversibles dans un pays subordonné
dans le contexte du capitalisme mondialisé et financiarisé.
Du fait du blocage des comptes bancaires décidé par les
banques avec l'aval du gouvernement pour retarder le moment de la banqueroute
financière (ce que les Argentins ont nommé le "corralito"
), et de la dévaluation très forte du peso qui a suivi,
les petits épargnants appartenant aux classes moyennes ont subi
une véritable expropriation. Le blocage des comptes était
déjà un coup dur. La dévaluation du peso qui l'a
accompagné, après des années de change fixe et libre
de la monnaie argentine avec le dollar, en a fait une mesure de spoliation
sur une très large échelle. Ceux qui en ont été
les victimes l'ont compris tout de suite. Institution auparavant objet
de leur respect, la banque est devenue un ennemi. Le statut de "gringo
del Sur" (Américain du sud du continent) s'efface. Les classes
moyennes argentines rejoignent le rang de leurs semblables la plupart
des autres pays d'Amérique latine. Elles "ont la haine"
. Les concerts de casseroles (les cacerolazos) sont l'expression la plus
voyante d'un processus de dissidence bien plus profond qui ébranle
les bases de l'ordre politique. La seconde
raison permettant d'entretenir l'espoir d'une issue "par le haut"
tient aux origines et donc à la profondeur de la crise politique
en cours. L'effondrement économique et la crise sociale qu' il
a suscitée sont d'une telle gravité qu'ils ont provoqué
une crise politique d'une dimension exceptionnelle. Ce n'est plus une
"crise de représentation" comme tant d'autres pays en
connaissent, mais une crise de système politique au sens le plus
complet du terme. Les dirigeants et les partis politiques qui se sont
partagés le pouvoir depuis soixante ans ont perdu toute crédibilité
auprès des dirigeants économiques et politiques étrangers
dont ils sont les obligés, mais surtout dans le pays même
auprès des administrés, des dominés, des exploités,
en un mot des "gens de la rue" . Ils subissent de leur part
un rejet extraordinairement fort, qui est bien plus qu'une "saute
d'humeur". Il existe
potentiellement beaucoup de pays où les cris "que se vayan
todos" (qu'ils s'en aillent tous " ) et "que no
quede ni uno solo" ("que pas un seul ne reste" ), ou
leurs équivalents, pourraient être lancés. Il y en
a très peu où ils le sont effectivement. Il y en a encore
moins où ces cris s'adressent à l'ensemble des membres des
deux chambres du Congrès - hormis trois ou quatre députés,
dont un seul, Luis Zamora, est reconnu par les manifestants comme un des
leurs. Le rejet des classes moyennes comme des classes populaires concerne
aussi, avec une force au moins égale, une autre institution, à
savoir la justice. Après avoir avalisé l'ensemble des privatisations
du gouvernement Menem, la Cour de Justice (qui cumule les fonctions de
Conseil constitutionnel et de Cour de cassation), a commencé par
ratifier le corralito avant de faire semblant de se rétracter un
mois plus tard moyennant une interprétation de sa décision.
Les manifestants ont inclus de façon répétée
les juges dans le nombre de ceux qui "doivent s'en aller". Dans le cas
de l'Argentine, cette rupture représente une césure historique
fondamentale. C'est la première fois que de façon aussi
claire, la majorité populaire et prolétarienne qui a si
longtemps soutenu les péronistes a rompu politiquement avec eux,
même si l' appareil politique justicialiste (nom officiel de la
formation péroniste) et celui de la CGT sont toujours debout, en
province notamment. De son côté, le Parti radical (l'Union
civique radicale ou UCR) a perdu dans une très large mesure la
base traditionnelle dont il disposait auprès des classes moyennes.
Le Parti justicialiste et Parti radical sont mis exactement "dans
le même sac" . Ils ont perdu les "bataillons populaires
" qui leur ont apporté si longtemps un appui, pas seulement
dans les élections mais aussi dans la rue. Des formations politiques
plus récentes et bien plus petites ont subi pratiquement le même
rejet. Ceci explique le rôle de premier plan que la hiérarchie
de l'Eglise catholique joue depuis quelques semaines. D' un côté,
elle a accentué ses critiques à l'égard du gouvernement
et même du FMI. De l'autre, elle cherche à endiguer le mouvement
populaire en coiffant certains secteurs des déshérités
grâce à son large réseau d'institutions caritatives. Un
processus profond d'auto-organisation La bourgeoisie
oligarchique et monopoliste argentine n'a plus rien à offrir au
peuple argentin. En alliance avec les groupes industriels et financiers
auxquels elle s'est subordonnée et dont elle a reçu les
prébendes correspondant au travail accompli, elle a transformé
un pays riche en un lieu invivable pour la majorité de ses habitants.
Aussi voit-on ceux et celles qui, habituellement, en "temps normal"
, acceptent de déléguer la conduite des affaires politiques
à d'autres - politiciens professionnels, hauts fonctionnaires,
avocats et autres généraux - lorsqu'ils ne s'en désintéressent
pas complètement, décider sous la pression d'événements
d'une extrême gravité de s'en saisir directement, de s'en
occuper eux-mêmes. La situation que vivent les Argentins les ont
conduit à inventer, ou plus exactement à réinventer
dans les formes historiques précises du moment - celles dictées
par leur histoire récente et par le potentiel démocratique
offert par certaines nouvelles technologies (surtout le Net) - des institutions
d 'un type particulier, dont les caractéristiques sont l' auto-organisation
et des formes de représentation directe. La présence de
ce trait qui a toujours annoncé des situations révolutionnaires
avant d'en être un élément central, est tout à
fait évidente en Argentine. Ce qui donne aux événements
leur caractère si inédit, c'est que ce ne sont pas seulement
les ouvriers et les autres couches concentrées de salariés,
mais aussi une partie de la petite bourgeoisie (les secteurs non salariés
de ces " classes moyennes " dont les journalistes parlent avec
tant de surprise), qui ont décidé qu'ils devaient tenter
de sauver in extremis leurs conditions de vie les plus élémentaires
en prenant celles-ci en main eux-mêmes. Les modalités
de l'auto-organisation sont diverses. La forme la plus "ancienne"
(remontant à 1993-94) est celle connue sous le nom de mouvement
des "piqueteros" (voir le chapitre 5). Le mot " piquet
" est d'origine française. Il rappelle ce que le premier mouvement
ouvrier argentin, porté par les anarcho-syndicalistes, notamment
espagnols mais aussi italiens, doit à ses racines européennes.
Il renvoie à celui de piquets de grève. Le fait que ce mot
soit à la racine du terme piqueteros n'est pas non plus un hasard.
Il traduit l' origine ouvrière de ces institutions originales et
puissantes. Les ouvriers jetés à la rue l'ont pris pour
désigner des formes d'action qu'ils ont été forcés
de mener loin de l'usine, suite à la désindustrialisation
brutale qui s'est opérée en l'espace de 15 ans, mais auxquelles
ils impriment, grâce à la jonction des expériences
syndicales et de lutte dans les entreprises avec celles des luttes de
jeunes dans les zones déshéritées, des formes prolétariennes
(dresser des barricades, affirmer un pouvoir de décision face aux
automobilistes et à la police, assumer et contrôler au mieux
le degré d'affrontement). Ces actions consistent à couper
les routes (le corte de ruta), à y faire brûler des pneus,
mais aussi à organiser des "soupes populaires" autour
de ces piquets, en développant entre-temps toute une série
d'activités liées à l'organisation de la survie quotidienne.
Dans les grandes villes de l'intérieur, chaque fois que les fonctionnaires
et les autres salariés n'étaient pas payés parce
que les caisses des gouvernements provinciaux étaient vides (cela
est arrivé de très nombreuses fois), ils se sont joints
à ces formes d' actions, contribuant à maintenir ainsi le
lien entre les piqueteros et les salariés encore employés. D'autres
formes d'auto-organisation se sont inspirées de l'exemple des piqueteros.
Dans les zones les plus paupérisées, elles vont de la mise
en place de cantines collectives au troc organisé, en passant par
l'aide à la scolarisation des enfants avec bibliothèques
collectives ou encore la construction de frêles logements. Des entreprises
en faillite sont reprises par leurs salarié(e)s et se trouvent
au carrefour entre une voie coopérativiste décentralisée
et une appropriation et mise en commun des ressources pour répondre
à des exigences de la société. Les épargnants,
dont un grand nombre (près de 50% du total) épargnait pour
disposer d'un logement (condition pour survivre après une baisse
brutale de salaire), s'attaquent aux banques. Ils forcent leurs portes
et commencent à recevoir l'appui d'employés de banque qui
craignent pour leur emploi. Les cacerolazos se doublent de papelazos :
les employés d'entreprises qui ferment balancent par la fenêtre
les " archives " illustrant leur travail passé qui, lui
aussi, est jeté à la rue... Le recours
à "l'auto-convocation " pour manifester en masse est
la forme de l'auto-organisation dont les journalistes étrangers
ont le plus parlé depuis les événements du 19 et
20 décembre. Elle a été le fait de regroupements
dans les quartiers, qui ont pris dès la fin de décembre
la forme d'assemblées de " voisins " ou de quartier (dites
aussi assemblées populaires) combinant des tâches matérielles
et une élaboration politique. Ces assemblées ont pris sur
elles de délibérer sur tout ce qui s'effondre dans la vie
quotidienne des gens et de chercher à y porter remède face
aux effets conjugués du retrait de l' Etat et des stratégies
provocatrices des groupes industriels et financiers étrangers.
Des débuts de centralisation ont été entrepris dans
plusieurs zones et villes, notamment dans la capitale sous la forme d'une
Assemblée inter-quartier qui se réunit dans le Parque Centenario
au cour de Buenos Aires. Si ces formes d'auto-organisation sont le dernier
élément majeur qui justifie à nos yeux la caractérisation
de la situation que nous avons donnée plus haut, les problèmes
auxquels se heurtent ceux qui font partie des assemblées ou qui
les animent, sont très importants. Les femmes et les hommes qui
ont commencé à franchir le pas de " l'autonomie "
sont entrés en terrain inconnu, dont ils ont vite dû commencer
à apprendre les difficultés et détecter les embûches.
Nous y revenons un peu plus longuement dans le chapitre 6. Aiguisement
des contradictions et aggravation des affrontements Au moment
où nous écrivons, le mouvement politique et syndical progressiste
et populaire est taraudé d'interrogations sur l'avenir de ce processus,
comme sur les objectifs que devrait se fixer le mouvement et les stratégies
qu'il devrait adopter. Les organisations trotskistes qui dominent l'extrême
gauche et dont l'intervention dans le mouvement des piqueteros et dans
les assemblées est importante, tout comme celles de " gauche
" qui se déclarent seulement "anti-néo-libérales"
mais qui y sont aussi actives, sont traversées par de profonds
débats. Le chômage ne cesse de s'étendre. Il frappe
toutes les couches populaires. La lutte contre ce fléau et ses
effets se pose dans les assemblées de voisins, dans les soulèvements
qui ont lieu dans des villes de province, dans les luttes de la fonction
publique (contre la réduction du nombre des emplois et le non-paiement
des salaires). Dès lors se trouvé également posée
la question des modalités d'une alliance organique entre assemblées
de quartier et piqueteros, afin d'unir leurs forces et assurer une sorte
de division des tâches. Un dépassement de cette dualité
des formes d' auto-organisation a parfois été opéré,
sous la pression des nécessités de la survie, dans certaines
villes de provinces. Une telle alliance permettrait de faire face aux
opérations de division qui sont menées en direction des
piqueteros par l'Eglise et par certaines grandes ONG, ainsi que par l'appareil
péroniste et ses réseaux clientélistes, en s' appuyant
sur la répartition de l'aide caritative ou sur des subventions
et " plans d'emploi " . Elle constituerait une réponse
au processus centrifuge qui fait que beaucoup de gens, dont le nombre
varie selon les couches sociales, ne sont pas tournés vers l'avenir
mais rêvent du passé : le "retour du plein emploi"
des années 70 ; "el estado de bienestar" (à la
fois Etat-providence et situation de bien-être) avec notamment son
assurance vieillesse ; des aides d'Etat substantielles à la scolarisation
et à la nourriture. Un accord sur un plan d'urgence et une meilleure
centralisation de l'insoumission et de la révolte dans le cadre
de l'auto-organisation seraient des éléments de projection
vers le futur, vers une société qui apporterait une solution
aux besoins de la population. Et la question de formes nouvelles d'exercice
du pouvoir politique commencerait aussi à trouver des traductions
concrètes. Préparé
par la politique de libéralisation entamée dès 1976
sous la dictature de Videla, un vaste processus d'expropriation des richesses
du pays et de destruction des conditions d'existence de ses habitants
a eu lieu par étapes depuis dix ans. Il a pris la forme des privatisations
des entreprises publiques qui ont été des braderies au profit
du capital financier international et national, de l'acquisition des terres
agricoles par des groupes financiers ou des banques hypothécaires
(Banco Nacion, Banco de Provincias, Banco Hipotecario) et enfin de l'expropriation
de la petite épargne sous l' effet conjoint du blocage des comptes
et de la dévaluation. Ce processus et ses résultats ont
fini par susciter une prise de conscience et qui plus est un changement
d'opinion face à la grande propriété privée.
Au regard de la condition quotidienne des gens et des provocations économiques
incessantes des grands groupes industriels et financiers, l'idée
d'une ré-appropriation sociale des biens de production, de distribution
et de communication stratégiques n'apparaît plus comme exorbitante.
Dans la situation de l'Argentine, cette position se présente de
plus en plus comme une mesure démocratique élémentaire
: pour répondre aux besoins urgents et prioritaires de la population,
il est devenu nécessaire de socialiser les richesses et d'organiser
leur utilisation selon des modalités décidées collectivement
et démocratiquement. L'élaboration d'un programme centré
autour de cette nécessité s'affirme comme une exigence du
moment. Ces idées sont maintenant formulées dans les réunions
tenues autour des dernières propositions en date du collectif des
" économistes de gauche " . Elles font leur chemin et
viendront de façon toute naturelle à l'ordre du jour dans
les assemblées de quartiers et les comités piqueteros. Tout processus
renfermant la possibilité d'un changement politique et social révolutionnaire
appelle obligatoirement de la part des dominants des tentatives de réponse,
voire des ripostes ouvertement contre-révolutionnaires. Dans les
provinces de l'intérieur du pays (Rio Negro, Jujuy, Chubut, Salta,
San Juan...) où les problèmes de survie quotidienne sont
les plus aigus, les actions populaires les plus directes, les affrontements
les plus marqués et la répression la plus forte, on voit
qu'une expérimentation sociale à grande échelle est
en cours. C'est là que le FMI a demandé à Duhalde
de faire de nouvelles coupes budgétaires. Privés des subventions
fédérales et donc forcés d'appliquer une austérité
encore plus brutale, les gouvernements locaux ont dû constamment
accentuer la répression. Ils ont eu recours à l'émission
de sortes d'assignats en petites coupures (y compris d'un peso) qui font
office de monnaie. C'est une " monnaie de singe " , mais elle
permet la survie. Le FMI exige le retrait de ces assignats et le licenciement
des 300.000 employés publics provinciaux qu'ils servent à
payer. Cette politique
exige un " gouvernement fort " . Aussi voit-on se dessiner les
prémisses de la mise en place d'une " démocratie autoritaire
" qui serait construite sur un " fédéralisme "
(terme désignant la décentralisation) accru et plus précisément
encore sur un développement des solutions " locales "
. Appuyées par la hiérarchie catholique et certaines grandes
ONG, ainsi que par les débris de l'appareil péroniste avec
ses réseaux clientélistes que l'ancien président
Carlos Menem veut réactiver, de telles solutions seraient censées
répondre aux problèmes de la survie avec des allocations
de misère. En cas de succès, même relatif, il appartiendrait
aux spécialistes de la communication et autres politologues acquis
à l' ordre établi, de les présenter comme les canons
de la nouvelle démocratie dans les pays auxquels l'impérialisme
impose de nouveau un statut semi-colonial. Le résultat du "
néolibéralisme " sinon son objectif est de le réimposer
à un pays qui avait tenté d'échapper à ce
statut par une industrialisation tardive. Les transferts de propriété
d'entreprises comme de richesses agricoles par des achats à vil
prix donnent à ce processus l'allure d'une véritable recolonisation.
Celle-ci prend des formes toujours plus voyantes, telles que l'acquisition
de terres agricoles par des groupes financiers (Ted Turner de la CNN,
la famille italienne Benetton ou, récemment, l'alliance Dassault-Rothschild
qui a accaparé une part significative des vignobles de la région
de Mendoza). En raison
de la profondeur de la crise sociale et du fait que les élites
économiques et politiques " nationales " ont perdu l'appui
dont en temps normal elles bénéficient, et qui ne leur avait
jamais fait vraiment défaut en Argentine, il sera difficile que
la contre-révolution soit principalement le produit direct de forces
endogènes, comme cela fut encore le cas en 1976, lors du coup d'Etat
militaire de Videla. Cette fois-ci, la riposte contre-révolutionnaire
devra être conçue et même très largement menée
à partir de l'étranger. Elle prendrait alors la forme d'une
recolonisation y compris politico-institutionnelle, dont les contours
se dessinent déjà au travers d'articles qui paraissent dans
la presse financière anglo-américaine. Ces articles sont
analysés dans le dernier chapitre du livre où l'on verra
des économistes américains évoquer la nécessité
d'une mise sous tutelle directe de l'Argentine, sa soumission à
une sorte de protectorat dont d'autres exemples existent déjà
ailleurs dans diverses configurations : aux Philippines, en Afghanistan
ou dans l'ex-Yougoslavie. Ce projet n'est pas une abstraction puisque
les prémisses commencent à en être créées
concrètement à travers le rachat à vil prix (la parité
dollar-peso est passée de 1 à 3,5) des entreprises, les
quelques entreprises nationales restant à vendre mais aussi celles
que le capital européen malmené par la crise économique
et financière doit lâcher. Au niveau continental, c'est par
le biais d 'une " normalisation " politique et militaire brutale
dans les pays plus au nord - la Colombie et le Venezuela - que les Etats-Unis
ont commencé à agir. Même
si le processus contenant en son développement la possibilité
d' un changement politique et social révolutionnaire, est nourri
par des facteurs qui lui permettront de s'étendre sur de longs
mois, même si le mouvement d'auto-organisation a une force propre
considérable, la situation actuelle ne pourra pas se prolonger
indéfiniment. Soit elle évoluera vers une transformation
véritable des rapports de propriété, dont les bases
politiques et les institutions devront être radicalement nouvelles
par rapport à tout ce qui a marqué les révolutions
depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ; soit l' Argentine sera ramenée
à une sorte " d'âge de pierre " dans le cadre d
'un protectorat américain administré par le FMI, avec une
redéfinition de sa place dans la division du travail du continent. Sur le plan
militaire, l'Argentine est déjà insérée dans
le Plan Colombie, plan de reconquête impérialiste du contrôle
de l'Amazonie dont les visées sont bien plus étendues que
la guerre menée contre les forces de guérilla en Colombie
(FARC et ELN). Elle a d'abord accepté l'installation d'une base
à Salta (dans le nord du pays) et maintenant la décision
d'entraîner des pilotes colombiens sur des avions anti-guérilla
de fabrication (sous licence) argentine. De plus, le gouvernement de Duhalde
s'est récemment aligné sur l'Uruguay, pivot logistico-diplomatique
des Etats-Unis et sur le Mexique dans l'opération visant à
étrangler Cuba encore un peu plus. Le processus révolutionnaire
dans lequel le mouvement populaire s'est engagé en Argentine s'insère
ainsi dans un combat d'une ampleur imprévisible il y a quelques
années encore, entre l'impérialisme et les peuples d'Amérique
latine.
Extrait de "Que se vayan todos, le peuple d'Argentine se soulève!"
Distribué par Le Grain de Sable, bulletin électronique
d'ATTAC.
Pour plusieurs générations de lecteurs européens,
s'intéresser à l' Argentine c'est reprendre un fil interrompu,
renouer avec une tradition des années soixante et soixante-dix.
En France, en Espagne, en Italie, comme dans beaucoup de pays de notre
continent, l'Argentine a longtemps été l'objet d'une grande
attention de la part de tous ceux qui étaient engagés dans
le combat anti-capitaliste et anti-impérialiste ou dans la solidarité
avec les pays dits du " tiers-monde " . On débattait
et on polémiquait sur des questions telles que la nature du péronisme
et l'indispensable indépendance de classe par rapport à
lui ; les avancées et les limites de ce qui paraissait l 'un des
mouvements ouvriers les plus puissants du monde ; les forces et les faiblesses
respectives des méthodes politiques d'organisation et de lutte
du Chili et de l'Argentine ; enfin, à partir de 1968-69, la validité
ou au contraire l'erreur profonde de la stratégie de guérilla
rurale puis urbaine défendue par certains groupes politiques argentins
et latino-américains .
La situation quotidienne des classes populaires
et les exigences des puissances étrangères
et une crise politique systémique
Une autre dimension proprement " systémique "de la crise
de domination est la paralysie politique temporaire de l'armée,
qui a pourtant toujours été un protagoniste central des
crises nationales argentines. Une des raisons en est la perte de légitimité
profonde qu' elle a subi du fait de l'ampleur et de la sauvagerie de la
répression qu'elle a menée de 1976 à 1982, durant
la dictature militaire instaurée par Videla, perte de légitimité
encore accentuée par les conditions scandaleuses de sa lamentable
aventure aux Malouines (voir le chapitre 3). L'autre raison, sans doute
bien plus décisive que la première, c'est que pour réussir
un coup d'Etat débouchant sur une domination stable ou sérieusement
stabilisée, il faut disposer d'une base sociale suffisamment large,
contrôler des ressources économiques à distribuer
et avoir un projet économique et un plan d'action à moyen
terme dont on puisse se revendiquer et auxquels une partie de la population
puisse croire. Or dans le cas de l'Argentine, on n'est pas dans cette
situation. L'effondrement provoqué par le " néolibéralisme
" est survenu après l'échec des politiques économiques
antérieures menées dans le cadre de l'appel aux capitaux
étrangers pour mener des politiques dites de " substitution
d'importations " . De façon très "regrettable"
, la mise en ouvre du programme complet du " néolibéralisme
" s'est compliquée du fait aussi bien "d'erreurs"
de la part du FMI que de l'incurie et de la corruption extrême des
dirigeants du pays. Pour sauver les grandes banques étrangères
et nationales, il a fallu procéder à l'expropriation de
l'épargne des "classes moyennes" , ce qui a renforcé
chez ces dernières la compréhension que la voie de la paupérisation
les menaçait également. Les catégories inférieures
des forces armées ne sont pas épargnées. On comprend
que pour l'instant au moins, les candidats à un nouveau coup d'Etat
militaire ne se bousculent pas au portillon.