arch/ive/ief (2000 - 2005)

Les intellectuels et la guerre: de la retraite à la capitulation
by James Petras Monday September 16, 2002 at 11:19 AM

L'opposition des intellectuels occidentaux à la guerre dévastatrice menée par Washington en Afghanistan s'est, pour ainsi dire, effondrée. Faut-il dès lors appeler de nos vœux une renaissance de l'opposition traditionnelle du monde intellectuel? Cela nécessitera une réflexion sérieuse sur le passé récent.

Les intellectuels et la guerre: de la retraite à la capitulation


James Petras
Décembre 2001


L'opposition des intellectuels occidentaux à la guerre dévastatrice menée par Washington en Afghanistan s'est, pour ainsi dire, effondrée. Faut-il dès lors appeler de nos vœux une renaissance de l'opposition traditionnelle du monde intellectuel? Cela nécessitera une réflexion sérieuse sur le passé récent.

Dès le milieu des années soixante, plusieurs indications ont clairement annoncé la retraite des intellectuels: nombre d'entre eux ont soutenu la guerre américaine au Vietnam, pour ensuite s'y opposer au moment où il est clairement apparu que les Etats-Unis ne pourraient pas la gagner. Au début des années septante, de nombreux intellectuels de gauche ont abandonné leur brève solidarité avec les mouvements indépendants contre la guerre et le racisme pour retourner au sein du parti démocrate et son porte-drapeau libéral George McGovern.

Le premier glissement indéniable vers la redécouverte des vertus de l'impérialisme s'est manifesté sous la présidence de Carter. Les dictateurs et dirigeants coloniaux que les Etats-Unis avaient soutenus en Ethiopie, au Nicaragua et surtout en Iran étaient renversés et de nouveaux régimes de gauche avaient pris le pouvoir en Afghanistan, en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau. Le gouvernement Carter a lancé une nouvelle offensive militaire, tout en développant son discours sur les droits de l'homme. Il a armé et organisé une série de forces réactionnaires afin de renverser ou de miner les nouveaux gouvernements progressistes. Des centaines de millions de dollars ont été investis en armes pour Savimbi en Angola, la Contra au Nicaragua, le Renamo au Mozambique et les seigneurs de guerre en Afghanistan. De nombreux intellectuels occidentaux sont tombés dans le piège du discours humanitaire de Carter.

Le gouvernement américain a justifié sa contre-offensive impérialiste, qui a détruit les pays visés et miné toutes les réformes progressistes, comme s'inscrivant dans une campagne pour les droits de l'homme. Nombre de progressistes s'y sont associés. L'intervention massive des Etats-Unis dans les années 70 en Afghanistan a bénéficié du soutien du dictateur pakistanais Zia et de sa police secrète, ainsi que de l'apport financier de l'Arabie saoudite. Les Etats-Unis et leurs satellites ont recruté des dizaines de milliers de volontaires intégristes dans l'ensemble du monde arabe. Ils ont détruit les écoles mixtes ainsi que les institutions laïques. Ils ont fait égorger des centaines d'enseignantes de petites écoles rurales et des paysans satisfaits des réformes initiées par le gouvernement laïc. Les révoltes réactionnaires des seigneurs de guerre sponsorisés par les Etats-Unis et leurs mercenaires d'outre-mer ont obligé le gouvernement laïc progressiste de Kaboul à solliciter auprès de l'Union soviétique l'envoi de soldats et de matériel militaire.

L'intervention et la contre-révolution américaines visaient deux objectifs: renverser le gouvernement de gauche et entraîner l'Union soviétique dans une guerre exténuante. L'ensemble de ces événements constitue le contexte qui permet de comprendre la trahison des intellectuels occidentaux. En réalité, le gouvernement laïc de gauche en Afghanistan a été confronté à un terrorisme qui frappait la population civile et qui était sponsorisé par les Etats-Unis. Sollicitée par un voisin allié attaqué par une puissance étrangère, l'Union soviétique est intervenue. Mais la machine de propagande de Washington a complètement déformé la réalité. Les révoltes sponsorisées par les Etats-Unis sont devenues "l'invasion soviétique en Afghanistan" et les mercenaires intégristes étrangers opérant en Afghanistan sont devenus les combattants de la liberté ou "moudjahidines afghans". Zbigniew Brezinski, le conseiller de Carter en matière de sécurité, se vantait ouvertement du fait que l'intervention américaine avait commencé six mois avant l'arrivée des Russes en Afghanistan et qu'elle avait précisément pour but d'affaiblir le régime de Kaboul de manière à l'obliger à solliciter l'arrivée de troupes terrestres soviétiques. Pratiquement tous les intellectuels occidentaux de gauche et les forces les plus à gauche dans le tiers monde ont soutenu les Etats-Unis lorsque ceux-ci ont combattu les soviétiques en Afghanistan. Pratiquement aucun intellectuel en Occident n'a soutenu le régime laïc assiégé d'Afghanistan dans ses campagnes pour l'égalité des hommes et des femmes à travers les réformes de l'enseignement et de l'agriculture.

Dans leur offensive contre les troupes afghanes et soviétiques, les soldats des seigneurs de guerre réactionnaires ont violé des milliers de travailleuses et chassé des milliers de doctoresses et enseignantes en les obligeant à quitter les villages ou à endosser la "bourka".

Les féministes occidentales, même marxistes, n'ont pas dénoncé la contre-révolution sponsorisée par les Etats-Unis, ni protesté contre la suppression des réformes progressistes par les seigneurs de guerre intégristes. Au contraire, elles ont rejoint le chœur des antisoviétiques. Les sectes gauchistes, l'ensemble des groupuscules trotskistes, maoïstes et anarchistes, ont ajouté leur invectives antisoviétiques à la campagne orchestrée par les Etats-Unis. Certains, bien sûr, critiquaient les moudjahidines pour leurs excès et étaient à la recherche d'un chef de guerre progressiste qui puisse représenter une troisième voie.

Le recul de la gauche intellectuelle en Occident lors de la première guerre d'Afghanistan a eu une importance stratégique. En se trouvant des bases communes avec les intérêts et la politique des Etats-Unis, elle a entamé le processus d'élimination de la notion même de l'impérialisme comme caractéristique principale des Etats-Unis.

Cette "nouvelle pensée", qui s'est développée à partir de 1980, a fait en sorte que pour beaucoup d'intellectuels de gauche en Occident l'impérialisme est devenu une politique comme une autre, plutôt qu'une structure de pouvoir et d'expansion économique. Telle ou telle politique impérialiste n'était dès lors rien d'autre que le résultat de telle ou telle composition du gouvernement. Le développement d'une politique étrangère humanitaire ou impérialiste dépendait donc du contexte, de certaines valeurs et de certains politiciens influents. Les "nouveaux penseurs" de la gauche intellectuelle ont attaqué les intellectuels anti-impérialistes en les traitant d'anti-américains ou de marxistes dogmatiques qui ne trouvent jamais rien de positif dans la politique américaine. L'un des aspects positifs cités était, par exemple, l'opposition de Washington à « l'invasion soviétique en Afghanistan ». Les intellectuels occidentaux de gauche ont ainsi abandonné toute vision critique et toute recherche sérieuse sur les raisons pour lesquelles la révolte des seigneurs de guerre sponsorisée par les Etats-Unis avait provoqué une invasion de l'Union soviétique. Après la première guerre d'Afghanistan, une partie importante de la gauche intellectuelle en Occident s'est ralliée aux thèses de l'impérialisme humanitaire. Les stratèges politiques de Washington ont senti que leur formule fructueuse visant à s'assurer le soutien des intellectuels occidentaux pour leur guerre en Afghanistan valait la peine d'être répétée. Les faits leur ont donné raison.

Washington a justifié son intervention à Grenade en affirmant que le gouvernement populaire était menacé par des "staliniens" et celle au Panama en affirmant que Noriega était un "narco-dictateur". Pendant la guerre du Golfe, les Etats-Unis prétendaient combattre le "nouvel Hitler" et, à nouveau, l'impérialisme humanitaire a fait de nouveaux adeptes parmi les intellectuels occidentaux de gauche. Certains ont adopté une attitude hésitante affirmant qu'ils étaient aussi bien contre les troupes américaines que contre le dictateur Saddam Hussein. Ils oubliaient qu'une invasion impérialiste détruit aussi bien un pays que son droit à l'autodétermination, alors qu'il s'agit là précisément de la condition qui peut justifier de combattre un dictateur.

Dans sa trahison et sa décadence morale, la gauche intellectuelle en Occident allait jusqu'à placer un signe d'égalité entre l'invasion des troupes impérialistes et la dictature du dirigeant local qui résiste à l'occupation de son pays. La théorie de "la peste et le choléra" constituait la ligne de démarcation entre l'anti-impérialisme conséquent et l'impérialisme humanitaire. La nature du régime qui s'oppose à une invasion impérialiste est secondaire par rapport à l'occupation impérialiste, surtout pour des intellectuels des Etats impérialistes. Il ne s'agit pas de choisir entre l'impérialisme humanitaire ou les dictatures du tiers monde, mais entre le droit à l'autodétermination ou la recolonisation.

La discussion sur la guerre commence par ce choix fondamental. La dynamique historique engendrée par une conquête impérialiste couronnée de succès dans une certaine région conduit nécessairement à encore plus d'agressions et encore plus de conquêtes d'autres régions. Il en résulte une succession ininterrompue de guerres et de dévastations de pays et de continents. Pour cette raison, l'opposition aux dictateurs locaux est subordonnée à la lutte contre l'impérialisme.

Avant et durant le vingtième siècle et surtout depuis les vingt-cinq dernières années, les principales guerres avaient un caractère anti-impérialiste. Washington a commencé son agression impérialiste à Grenade, puis à Panama et en Irak, puis dans les Balkans et en Afghanistan. Et d'autres guerres suivront. Les interventions impérialistes américaines ont été de plus en plus dévastatrices et leurs conséquences de plus en plus destructrices.

Cette dynamique de l'impérialisme historique échappe à la gauche intellectuelle en Occident qui avale complaisamment la propagande humanitaire que Washington et ses porte-parole médiatiques déversent sur le monde. La gauche intellectuelle perd toute compréhension des liens reliant les différentes guerres impérialistes.

La guerre du Golfe a représenté un tournant pour les intellectuels occidentaux de gauche. C'est la dernière fois que la gauche a résisté, avant de céder complètement pendant les bombardements barbares et l'occupation des Balkans. Quelques jours avant le déclenchement de l'agression militaire contre l'Irak par le président Bush senior, la plupart des intellectuels de gauche étaient encore opposés à la guerre. Ils voulaient une solution diplomatique et un retrait pacifique des troupes irakiennes du territoire koweïtien. D'autres dénonçaient les motifs de stratégie pétrolière à la base de l'intervention des Etats-Unis. Mais la victoire rapide et écrasante de l'armée américaine, soutenue par les petits frères européens et sans pertes significatives dans ses propres rangs, a eu pour effet de rallier à la cause de la guerre une grande majorité de l'opinion publique encore divisée la veille. La plupart des intellectuels de gauche occidentaux qui s'opposaient à la guerre ont été réduits au silence. Beaucoup ont abandonné ou ont rejoint le chœur des intellectuels ex-progressistes belliqueux qui, les yeux rivés sur la politique étrangère d'Israël, acclamaient la guerre et exigeaient même un raid contre Bagdad.

Les intellectuels de gauche ainsi convertis ont ingurgité la propagande officielle qui présentait Saddam Hussein comme l'incarnation du diable (le Hitler arabe). Avec une facilité déconcertante ils ont abandonné tout esprit critique en avalisant entièrement le partage et l'occupation du territoire irakien, de son espace aérien et de ses eaux territoriales, ainsi que l'embargo génocidaire qui a mené à la mort de 500.000 enfants irakiens.

La fusion des sentiments pro-israéliens et pro-impérialistes a généré une couche d'intellectuels particulièrement décapante à qui la presse et les médias électroniques ont largement ouvert leurs colonnes. Leurs attaques personnelles contre les intellectuels de gauche restés fidèles à leurs principes ont suffi à intimider les collègues hésitants.

Une fois de plus la rhétorique sur "la peste ou le choléra" a fait son apparition. Des centaines de milliers d'Irakiens ont été tués, le pays a été colonisé dans les faits et s'est vu imposer un embargo économique, des inspecteurs de l'Onu ont espionné les endroits à bombarder et tout cela était présenté comme équivalent au mal que représentait le régime dictatorial de Saddam Hussein, alors que celui-ci protégeait son pays contre la destruction totale. La méthode perverse de l'"équivalence morale" est aveugle devant la logique historique de l'expansion de l'impérialisme, du pouvoir grandissant et de sa volonté de détruire toute résistance à son expansion.

L'Irak était un test en vue d'engager massivement une force militaire contre un Etat de second niveau (et donc plus un Etat marginal comme le Panama ou Grenade). Les bombardements effectués par les Etats-Unis et l'Otan et l'invasion de la Yougoslavie ont étendu la possibilité d'intervention à un Etat européen qui n'avait envahi aucun autre Etat, pratiquait l'économie de marché et avait un gouvernement élu dans un régime multipartite. Dans ce cas, des conflits interethniques – menés par des politiciens séparatistes et encouragés par les pays de l'Otan – ont servi de prétexte à une intervention impérialiste. Washington a choisi le camp des musulmans bosniaques et du régime pro fasciste en Croatie, alors que l'Allemagne soutenait les Slovènes et que le régime maffieux en Albanie optait en faveur des Kosovars albanais annexionnistes, tous étant des opposants à la république multiethnique yougoslave dirigée par les Serbes.

Washington a publié des récits unilatéraux, exagérés ou même inventés sur des cruautés et des épurations ethniques meurtrières effectuées par les Serbes, tout en passant délibérément sous silence les civils serbes égorgés par les milices intégristes en Bosnie ou l'expulsion de 200.000 Serbes de la Krajina occupée à ce moment par l'armée croate.

La propagande de Washington et de l'Otan qui diffusaient des images terribles sur des atrocités réelles ou imaginées a eu un immense impact sur l'opinion publique et particulièrement sur les intellectuels de gauche en Occident. Ceux-ci ont presque tous soutenu la guerre "humanitaire" de Washington, y compris le bombardement massif d'objectifs civils à Belgrade, au Kosovo et ailleurs: hôpitaux, ponts, trains de passagers, stations de radio et de télévision... Les intellectuels de gauche occidentaux se sont ralliés sans hésitation aux lamentations sur les victimes bosniaques à Sarajevo et les victimes albanaises au Kosovo.

Leur aveuglement intellectuel et moral a empêché les intellectuels de gauche de reconnaître que la majorité des cruautés commises à Sarajevo étaient l'œuvre des musulmans bosniaques qui ont bombardé leur propre marché et assassiné d'innombrables personnes occupées à faire leurs achats. Ils voulaient être certains de la sympathie de l'Occident et fournir un prétexte à l'Otan pour une intervention militaire, "afin de sauver les musulmans du génocide perpétré par les Serbes".

Ce même aveuglement moral et intellectuel a procuré aux intellectuels et aux ONG un label de "politique éthique" décerné par l'Otan, grâce auquel ils ont bénéficié de millions de dollars durant la "reconstruction". Ces intellectuels de gauche "éthiques" ont fermé l'œil lors de l'intervention des Etats-Unis et de l'Otan au Kosovo et ensuite lors de l'armement de l'armée de libération terroriste albano-kosovare qui a massacré ou expulsé des centaines de milliers de civils serbes, de tziganes rom, de chrétiens, d'Albanais, de Turcs, de Bosniaques et de juifs. Le silence assourdissant et la dérobade honteuse de la gauche intellectuelle en Occident face à la terreur des bombardements de l'Otan en Yougoslavie et face à l'épuration ethnique perpétrée par l'UCK ont marqué la fin du rôle politique des intellectuels de gauche tel que nous l'avons connu au cours des cinquante dernières années.

Le strip-tease moral des intellectuels de gauche en Occident a commencé lors de la première guerre afghane lorsqu'ils ont enlevé leurs survêtements: au lieu de soutenir le régime laïc de Kaboul, ils ont accordé leur soutien aux fondamentalistes sponsorisés par les Etats-Unis. Ensuite, ils ont enlevé chemise et pantalon en soutenant sournoisement la conquête impérialiste de l'Irak ("il fallait tout de même faire quelque chose pour arrêter ce dictateur!"). Dans les Balkans, ils ont ôté leurs sous-vêtements en soutenant la guerre dévastatrice contre la Yougoslavie et en répétant comme des perroquets le discours du Pentagone sur la guerre humanitaire (certaines sectes trotskistes ont même proposé d'acheter des armes pour l'UCK, malgré le trafic de femmes et les opérations d'épuration ethnique perpétrés par l'UCK). Il s'agit là d'un cas de réaction politique mêlé de psychose mentale.

A propos de peste, de choléra et de grand démon

De toutes les guerres impérialistes, la dernière guerre menée par Washington contre l'Afghanistan a suscité le moins de protestations parmi les intellectuels. Le silence et la complicité étaient devenus une habitude. Pendant la guerre des Balkans, les intellectuels de gauche occidentaux ont abandonné leurs principes moraux et politiques. Ils n'étaient plus en mesure d'analyser la cohérence entre les guerres impérialistes. Ils considéraient chaque guerre comme une nouvelle réponse humanitaire aux tyrans, trafiquants de drogue et terroristes. Et, ce qui est aussi grave, ils assimilaient l'agression globale d'un tyran impérialiste à la résistance d'un dirigeant autoritaire local.

Les bases intellectuelles et morales de la capitulation politique avaient été jetées longtemps avant que les Américains ne déversent la première cargaison de sept tonnes de bombes
Plus lâche encore est le silence des intellectuels à propos de la lutte palestinienne. Les intellectuels de gauche occidentaux ont renié toute responsabilité morale et tous leurs principes politiques en dénonçant avec horreur "la violence" au Proche-Orient (sans préciser laquelle). La torture, l'expulsion, l'assassinat et la mutilation de quelque vingt mille Palestiniens (chrétiens, musulmans et athées), ainsi que la destruction de milliers d'habitations, d'oliveraies et de cultures fruitières dans le but d'implanter de nouvelles colonies israéliennes sont mis en balance avec les attentats-suicide contre des bus et des bars exécutés par des colonisés désespérés qui ne disposent pas d'autre moyens de défense contre les chars, les hélicoptères de combat et les missiles téléguidés. La lâcheté et le vide moral conduisent au silence, à l'ambiguïté et à l'abandon des principes anticoloniaux les plus élémentaires. Lâcheté issue de la peur d'être traité d'antisémite par des fanatiques juifs, par les supporters irresponsables de la colonisation israélienne des territoires occupés et par les défenseurs de l'expulsion de la population palestinienne. Lâcheté intellectuelle devant les assassinats quotidiens et devant la torture institutionnalisée. Craignant la réaction agressive de leurs collègues pro-israéliens, les intellectuels de gauche occidentaux disent: "D'accord, le conflit au Proche-Orient est important pour eux, mais il ne doit pas m'empêcher de dormir". Les intellectuels de gauche occidentaux parlent ainsi entre eux, même en l'absence de leurs collègues pro-israéliens. Ils ne veulent pas s'occuper de la Palestine, parce qu'ils ont peur de se voir appliquer une étiquette politique, peur d'être exclus à leur travail ou dans les médias.

Cette angoisse provient aussi de la propagande des médias officiels et du soutien massif lors de la guerre contre l'Afghanistan. Après le 11 septembre, le président américain, soutenu par les deux partis, le congrès et tous les médias a déclaré la guerre à l'Afghanistan. Le 7 octobre, il a agressivement placé le monde entier devant le choix: "vous êtes avec nous ou avec les terroristes". La plupart des intellectuels de gauche occidentaux n'ont pas hésité un instant: ils ont endossé leur uniforme, salué et commencé à discuter d'objectifs militaires, de terrorisme et de sécurité nationale. La "guerre totale" (impliquant le bombardement tant de cibles civiles que militaires) est devenue une partie acceptable et même explicite du discours antiterroriste adopté par les intellectuels de gauche occidentaux. Beaucoup d'anciens critiques de gauche ont accepté les justifications de la guerre: Ben Laden et un complot international soutenu par l'Afghanistan étaient responsables de l'attentat du 11 septembre et Washington avait le droit de "protéger son peuple" – en bombardant le peuple afghan.

Un facteur clé dans l'adhésion de la gauche intellectuelle occidentale à la deuxième guerre afghane a été le fait que les attaques terroristes contre le World Trade Center et le Pentagone ont été gonflés en événements historiques mondiaux sans pareil dans l'histoire moderne, selon le discours hyperbolique des médias de Washington et des Etats-Unis, amplement relayé par le reste du monde. En réalité, la mort de 2.500 à 3.000 personnes ne constitue nullement un événement unique. Pratiquement autant de Serbes ont trouvé la mort ou ont disparu suite aux actions terroristes de l'UCK au Kosovo pendant l'occupation de l'Otan. Les bombardements américains et britanniques et l'embargo contre l'Irak ont fait des centaines de milliers de morts parmi les enfants de moins de dix ans, environ mille par semaine. Et on peut citer encore beaucoup plus d'exemples d'actes de violence politique sous l'égide des Etats-Unis qui ont coûté la vie à beaucoup plus de victimes que les attentats du 11 septembre.

En d'autres termes, le nombre de morts du 11 septembre ne constitue nullement une tragédie humaine sans pareil. Pourtant, les intellectuels de gauche occidentaux marchent au pas et répercutent le message des médias selon lequel la guerre menée par les Etats-Unis et l'Otan est une "juste guerre", tout en ajoutant pudiquement qu'il faut éviter les victimes civiles. Malhonnêteté issue de la lâcheté, car les intellectuels savaient très bien qu'il s'agirait d'une guerre totale, qui frapperait toutes sortes de cibles, y compris des hôpitaux, des habitations, des camps de réfugiés, etc. Leurs réserves se sont noyées parmi les nombreuses voix qui défendaient "la juste guerre".

Chez certains intellectuels, l'attentat du 11 septembre a fait apparaître des valeurs totalitaires résultant de leur appui inconditionnel à l'Etat terroriste d'Israël. Seymour Hersh et d'autres représentants de l'élite littéraire libérale de gauche ont plaidé pour la torture des proches de terroristes présumés. Ils ont cité en exemple les méthodes abjectes utilisées systématiquement par la police secrète israélienne. Les gens de gauche ainsi convertis au terrorisme d'Etat pratiqué par les forces impérialistes se sont mis à plaider en faveur de la torture comme manière de "défense nationale", en brandissant de manière paranoïaque le spectre d'attentats terroristes imminents.

Même le ministre de la Défense, Rumsfeld, et le ministre de la Justice, Ashcroft, ne sont pas allés aussi loin que ces intellectuels de New York. Ils "se sont limités" à arrêter des centaines d'Arabes suspects, à leur refuser le bénéfice de la charge de la preuve et à soutenir le projet du président Bush de création de tribunaux militaires secrets et d'instauration de la peine capitale pour ceux qui seraient condamnés lors de procès secrets.

Les ambiguïtés qui tiraillaient depuis des années les intellectuels de New York – le soutien à la répression israélienne contre les Palestiniens, d'une part, et la critique des interventions militaires des Etats-Unis, d'autre part – ont trouvé leur solution: ils peuvent désormais soutenir en même temps la guerre américaine contre l'Afghanistan et les tueries israéliennes parmi les Palestiniens.

La synergie entre ces glorifications de la violence a effacé les dernières hésitations critiques. Les intellectuels new-yorkais se sont rangés sans réserve derrière la guerre. Ils ont propagé une image paranoïaque d'un terrorisme omniprésent, justifiant l'état de guerre permanent. Des amateurs de culture totalitaire aimant Bach mais glorifiant les B-52, éditant des magazines élégants mais ricanant à propos des ruines de Kaboul, applaudissant l'orchestre symphonique d'Israël tout en se taisant sur les 6.000 enfants palestiniens estropiés durant une année de répression israélienne. Leur vision est celle d'un totalitarisme culturel et le restera.

Si les intellectuels de New York, suite à leurs liens avec les Israéliens, se sont placés à l'extrême droite du camp guerrier de la gauche intellectuelle occidentale, d'autres intellectuels ont invoqué des raisons particulières pour justifier leur capitulation devant la machine de guerre impérialiste. Des féministes qui avaient d'abord choisi le camp de Carter et de Clinton contre le régime laïc émancipateur en Afghanistan (tous étaient contre "l'invasion soviétique") ont soutenu ensuite la guerre des Etats-Unis contre les talibans. Cette guerre permettait – disaient-ils – de libérer les femmes afghanes, alors que les dirigeants de l'Alliance du Nord (soutenus par les Etats-Unis) oppriment les femmes. En réalité, une caractéristique constante des intellectuels de gauche occidentaux est non pas de défendre l'égalité entre l'homme et la femme mais de défendre loyalement le pouvoir des Etats-Unis, dans l'espoir d'obtenir des subsides pour leurs ONG.

Certains intellectuels de gauche se sont néanmoins abstenus de défendre la guerre, du moins ouvertement. Ils ont invoqué l'argument des "deux maux": selon eux, les attentats du 11 septembre étaient un mal équivalent à la terreur des bombardements ininterrompus sur un pays appauvri. La mort d'environ 2.500 civils américains, causée par un cerveau qui n'a toujours pas été identifié, preuves à l'appui, était considérée comme équivalente à la terreur des bombardements contre 27 millions de personnes, à l'assassinat et la torture de milliers de civils et de prisonniers de guerre, à l'expulsion de 3 à 5 millions de réfugiés. Les défenseurs de la théorie de "la peste ou le choléra" considèrent que c'est le "principe" du terrorisme qu'il faut prendre en compte, non le nombre des victimes. Pour les dirigeants impérialistes, le critère n'est pas le nombre des victimes mais quelles victimes: une victime américaine équivaut à 100.000 réfugiés afghans, 20 sociétés notées en bourse valent 20.000 hôpitaux, écoles, magasins et marchés.

La perversion fondamentale de cette équivalence morale réside dans les deux éléments de l'équation: la terreur d'Etat des Etats-Unis est évidente pour tous, alors que l'autre élément est un grand point d'interrogation. En tout état de cause, personne n'estime que le régime afghan est responsable des attentats. Tout au plus est-il accusé d'avoir donné refuge au terroriste présumé Oussama Ben Laden. Le régime afghan a même proposé de négocier et de livrer le suspect à un tribunal international indépendant si des preuves réelles étaient apportées. Mais jamais de telles preuves utilisables devant un tribunal n'ont pu être présentées. C'est ce que même Tony Blair a dû reconnaître après avoir présenté une longue liste de "preuves".

Sur le plan théorique et moral, il est inacceptable de placer un signe d'égalité entre les actes de guerre et de terreur "provenant des deux côtés". D'un côté, Washington est responsable d'utiliser massivement le terrorisme pour arriver à une victoire militaire; de l'autre, il n'a jamais été prouvé que le régime afghan soit impliqué dans une quelconque action terroriste aux Etats-Unis. L'Afghanistan était même disposé à lancer une procédure judiciaire sur son territoire contre l'accusé. Le gouvernement Bush utilise la terreur d'Etat ce qui est immoral. Les propositions des talibans en vue de négociations diplomatiques afin de trouver des preuves judiciaires constituaient une approche civilisée et humaine pour régler un conflit entre Etats.

Si les intellectuels occidentaux de gauche se basent sur de fausses suppositions et en tirent des conclusions immorales, qui profite de cette équivalence morale? Elle offre aux intellectuels occidentaux de gauche une couverture politique. Ils se sentent autorisés à se distancier des partisans de l'indépendance afghane et à soutenir les défenseurs de l'Etat impérialiste: les Etats-Unis avaient raison de bombarder les talibans. L'équation leur offre une justification politique et en même temps ils peuvent affirmer que la guerre n'est pas la méthode appropriée pour répondre au "crime" des talibans. Ils approuvent les raisons de l'agression impérialiste, tout en condamnant la méthode belliqueuse. Le fait que les intellectuels occidentaux de gauche associent le régime afghan et Ben Laden aux attentats du 11 septembre a encore conforté le public américain dans son sentiment de nation blessée. Leurs critiques contre la guerre ne paraissent pas très conséquentes, dès lors qu'ils ont d'abord participé aux campagnes délirantes des médias sur le terrorisme. Puisqu'ils ont d'abord renforcé la propagande de l'Etat, les doutes qu'ils expriment à propos de la guerre ne sont pas du tout convaincants.

Comme lors des guerres impérialistes précédentes, les opportunistes de gauche évitent tout débat fondamental, en se braquant sur des aspects secondaires afin de justifier leur politique hypocrite. Ils mettent l'accent sur les côtés négatifs de la politique du régime qui résiste au pouvoir impérialiste. Ils parlent de l'oppression de la femme, de l'analphabétisme, de la mortalité enfantine, du caractère autoritaire du régime et de ses pratiques religieuses effrayantes. Ayant observé la politique réactionnaire des talibans au microscope, ils diffusent et répètent leur message à l'échelle mondiale. Leur véritable message est que le régime mérite d'être détruit, que les tapis de bombes larguées par les B-52 ont un effet libérateur. Les intellectuels occidentaux de gauche ne soutiennent pas ouvertement les B-52, mais ils expliquent le contexte de la violence et puis la regardent d'un air navré.

Les intellectuels occidentaux de gauche éludent les questions fondamentales, comme le droit à l'autodétermination, l'anticolonialisme, le clientélisme imposé par l'impérialisme et la logique des invasions impérialistes du passé, du présent et de l'avenir. Ils enterrent ces questions pour se répandre dans les médias sur la liberté des cambistes à Kaboul, sur celle des vendeurs de vidéos à Kandahar et les exploitants de bordels partout dans le pays.

Et pendant que les intellectuels militaristes de New York donnent leurs conseils aux policiers tortionnaires, applaudissent aux bombardements et appellent à une nouvelle guerre "contre les arabes", les patrons et acteurs de Hollywood offrent leurs services aux conquérants. Le 3 décembre 2001, quarante patrons du cinéma et de la télévision ainsi que des dirigeants syndicaux de ce secteur ont eu une entrevue avec Karl Rove, conseiller politique de la Maison Blanche, et Jack Valenti, patron de la Motion Picture Association of America. Le but était d'examiner comment l'industrie culturelle pouvait recueillir du soutien pour la guerre aux Etats-Unis et parmi les troupes d'outre-mer, et en même temps mener la propagande dans le reste du monde. Un premier peloton hollywoodien – comprenant George Clooney, Matt Damon, Andy Garcia et Julia Roberts – a fait le tour des bases militaires pour remonter l'esprit des troupes. Les stars de l'écran jouent un rôle primordial comme instruments de propagande en faveur de la guerre impérialiste. Et ils peuvent jouer leur rôle d'une manière particulièrement brutale, comme le démontre l'exemple de David Keith, qui joue dans le film Beyond Enemy Lines, lorsqu'il harangue les marins d'un porte-avions dans la Mer Arabique (Golfe d'Oman): «Vous êtes nos poings pour les frapper sur la gueule, vous êtes nos dents pour les égorger» (Financial Times, 2 décembre 2001, p. 9).

Hollywood prépare une série de films propageant explicitement la politique guerrière de Washington. Le but est de persuader la population américaine de la nécessité d'accorder son soutien à l'extension de la guerre à de nouveaux territoires, de la préparer à de nouveaux sacrifices (si nécessaire), en présentant les invasions américaines comme des guerres justes qui offrent une grande chance de succès. Les films de propagande "replaceront les précédentes guerres dans leur contexte", disait un producteur hollywoodien. Un film sur l'invasion américaine en Somalie présente les Africains comme les agresseurs et les troupes américaines comme les libérateurs. Hollywood joue un rôle important dans les guerres de conquête. Le message politique de ces films renforce la rhétorique impérialiste de Washington: les prédateurs impérialistes sont présentés comme des héros, les conquérants comme des êtres humains en chair et en os. Il y a même de la place pour des romances entre des conquérants et leurs victimes. La conquête est ainsi présentée comme une entreprise noble et les spectateurs ne trouveront aucune trace de torture ou de dévastation. Les films présenteront les victimes comme les bourreaux, les conquérants comme les libérateurs et les collaborateurs locaux comme des patriotes.

Quel profit Hollywood tire-t-elle de cette collaboration "volontaire" avec l'Etat? En tant qu'entreprises multimilliardaires, les firmes hollywoodiennes ont évidemment la même idéologie que les dirigeants impérialistes. Ils espèrent en même temps tirer un profit financier de la fièvre guerrière qui remplira les salles et les caisses. Depuis le 11 septembre, la radio et la télévision ont enfourché la machine de guerre. L'un des présentateurs les plus connus, Daniel Rather de CBS, a ouvertement déclaré être "prêt à recevoir des ordres du président Bush". La télévision a matraqué les foyers et les bureaux d'images, interviews et commentaires justifiant les bombardements sur l'Afghanistan. Toute "information négative" était écartée, l'existence de victimes civiles était niée ou légitimée, toute forme de résistance en Afghanistan ou ailleurs était dénoncée. Les sources de ces "informations" diffusées par la radio et la télévision sont indifféremment des fonctionnaires américains, des spécialistes favorables à la guerre ou des seigneurs de guerre, clients des USA. Leurs commentaires partiaux renforcent la ligne politique officielle de Washington. Les médias censurent toute mention concernant une quelconque complicité ou responsabilité américaine dans les atrocités commises dans le passé ou dans le présent, comme la torture et l'assassinat de 600 prisonniers à Mazar I Sharif. Aucune mention dans les médias à propos du soutien accordé par les Etats-Unis aux intégristes dans leur guerre contre le régime laïc durant les années 80. Pas un mot sur la collaboration entre Washington et les fondamentalistes en Bosnie, au Kosovo, en Tchétchénie et en Macédoine durant les années 90 et après. Aucun débat sur le subside de 40 millions de dollars accordé aux talibans en mai 2001 pour qu'ils mettent fin à la culture et au transport de l'opium. Les médias évitent par-dessus tout d'établir le lien entre les millions de réfugiés afghans et les bombardements américains sur les villes et les villages.

Face à cette vague médiatique, la plupart des intellectuels se retirent dans leur coquille, "l'horreur du 11 septembre" leur offrant une excuse pour ne pas s'opposer ouvertement à la guerre totale.

Confrontés à la tragédie du peuple afghan – provoquée par les bombardements massifs américains et les raids meurtriers des seigneurs de guerre, clients des USA, qui ont déchiré le pays, la plupart des intellectuels occidentaux de gauche qui n'ont pas cédé à la séduction totalitaire se sont retirés dans leurs livres, bibliothèques et bureaux. Cynisme ou lâcheté? Confrontés à des crimes monstrueux contre l'humanité, ils se sont retirés dans leur petite vie mondaine.

Il existe des intellectuels et journalistes dissidents et courageux, comme le reporter britannique Robert Fisk. Figure de proue de cette minorité courageuse, il demande s'il ne faut pas créer un tribunal international pour les crimes de guerre afin de juger les instigateurs de la Guerre totale. Nous attendons toujours la réponse des intellectuels de gauche occidentaux.

Les opposants à la guerre manifestent, mais les médias ne les voient pas et la nouvelle droite totalitaire les dénigre, comme Bernard-Henry Levy qui les accuse d'anti-américanisme. Ces intellectuels qui se disent les "Amis de l'Amérique" ne voient que l'Amérique impérialiste et ferment leurs yeux à la tradition anti-impérialiste révolutionnaire.

Beaucoup d'anciens intellectuels de gauche chassent leurs frustrations par un langage chauvin sur la "guerre juste". D'autres continuent à développer la thèse de l'équivalence morale. La plupart fuient dans des considérations apolitiques.

Les intellectuels occidentaux de gauche se trouvent dans une impasse. Leur capitulation actuelle trouve ses racines dans leur réflexe anticommuniste du début des années 80. Ils transforment la guerre totale en "guerre juste". Ils mettent leur devoir moral au service de l'impérialisme. Les guerres impérialistes, écrivait Sartre, sont la gangrène de la démocratie.

Le redressement de la gauche intellectuelle en Occident exigera davantage qu'un peu d'intelligence critique. Il faudra du courage moral pour affronter les thèses faciles de "la peste ou le choléra" et de l'équivalence morale. Les nouveaux intellectuels de gauche devront oser dénoncer les Etats coloniaux, en surmontant les sensibilités ethniques de leurs collègues. Et, surtout, ils devront prendre conscience du fait qu'ils vivent dans un empire, ce qui leur confère une responsabilité particulière: démasquer les guerres impérialistes en démontrant que les empires ne mènent pas de guerres humanitaires, mais qu'ils mènent seulement des guerres contre l'humanité.