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Davignon et ERT
by guido(monde diplomatique) Friday July 12, 2002 at 12:10 PM
pannekoekrobert@hotmail.com

Ceci c'est deux articles qui vient de Le Monde Diplomatique et qui,parle sur les group de lobby, ERT et Davignon, le plus grand criminel de l'Europe.


EST-IL écrit, fatal, inéluctable que la politique de l'Union européenne s'inspire exclusivement de la doctrine néolibérale ? Que sa stratégie économique se limite à promouvoir la compétitivité mondiale, la dérégulation, le libre-échange et le tout-marché ? Que le domaine social et l'environnement soient méprisés et négligés, relégués à la portion congrue ? Ce n'est ni écrit, ni fatal, ni inéluctable ; mais pensé, organisé et financé par les firmes transnationales [FTN] les plus puissantes d'Europe.

C'est ce que démontrent les chercheurs du Corporate Europe Observatory dans leur remarquable rapport sur la pénétration des institutions européennes par les firmes transnationales (1). Les quarante-cinq PDG membres de l'European Roundtable of Industrialists (ERT) font et défont la politique européenne qui est imposée à tous (2).

Fondée en 1983, cette Table ronde des industriels a reçu un accueil privilégié dès ses débuts, grâce en particulier à M. Etienne Davignon, alors commissaire européen pour l'industrie (et aujourd'hui lui- même membre de l'ERT en tant que président de la Société générale de Belgique), et à l'ancien ministre français François-Xavier Ortoli.

Mais c'est surtout sous la présidence de M. Jacques Delors que l'influence de l'ERT est devenue déterminante. Selon les auteurs du rapport Europe Inc., qu'il s'agisse de la monnaie unique, du réseau routier européen ou de la croissance et de l'emploi, toutes les grandes orientations de la Commission portent la griffe de l'ERT.

La Table ronde des industriels a été très active dans le cadre des négociations sur le traité de Maastricht, « rencontrant régulièrement des membres de la Commission comme MM. Andriessen, MacSharry, Sir Leon Brittain et le président Delors ». Depuis 1985, la monnaie unique est une de ses grandes priorités.

Cette coopération fructueuse continue sous la présidence de M. Jacques Santer, qui a notamment mis sur pied un groupe de travail officiel sur la compétitivité (Competitiveness Advisory Group) , où l'ERT joue un rôle central. Quant au groupe de travail sur les télécommunications, six des vingt membres font aussi partie de l'ERT ; aucun ne représente les consommateurs, les syndicats ou les PME.

L'ERT ne néglige pas le lobbying des gouvernements nationaux européens. Ses membres sont unanimes à exiger l'ouverture de tous les marchés mondiaux dans tous les domaines, investissements compris. Ils s'opposent aux clauses sociales ou environnementales, poussent à la déréglementation complète des industries et à l'expansion du réseau routier et rejettent toute proposition pour une taxe sur l'énergie ou le C02.

LES chevaliers de cette table ronde représentent collectivement un chiffre d'affaires de 550 milliards d'écus et trois millions d'emplois dans le monde ; leur accès privilégié à la Commission leur permet d'écrire le scénario dans lequel toutes les autres forces sociales ne sont que des figurants. Ceux qui les accueillent avec tant d'empressement n'ont aucun problème avec des électeurs pour la bonne raison qu'ils ne sont pas élus. Ils ouvrent leurs portes à ceux, et à ceux-là seulement, qu'ils désirent recevoir et écouter.

Dans leur rapport, les auteurs d 'Europe Inc. traitent de plusieurs autres organismes de lobbying (dont certains issus directement de l'ERT), qui représentent les intérêts des firmes transnationales auprès des instances européennes ou mondiales. Jeunes, de nationalités diverses, ces auteurs ont compris le rôle de l'intellectuel et du chercheur en sciences sociales dans ces temps dangereux pour la démocratie : étudier ceux qui possèdent richesse et pouvoir et faire connaître leurs projets à ceux qui n'ont ni l'une ni l'autre, dans l'espoir qu'ils trouvent le moyen de s'organiser.

SUSAN GEORGE


Bruxelles, lieu de pouvoir sans véritable contrôle démocratique, concentre une multitude de groupes de pression. Profitant de procédures de décision particulièrement complexes, ces groupes influencent les choix effectués par les institutions européennes. Les lobbies entraînent ainsi l'Union dans une logique de rapports de forces qui profite largement aux thuriféraires du libéralisme économique ; les syndicats, pourtant partenaires officiels des institutions communautaires, peinent à faire entendre leur voix. Sollicitations, courriers, petits cadeaux : les membres de la Commission européenne, les eurocrates et les députés européens agissent constamment sous influence.



Par KAREL BARTAK
Journaliste tchèque, Bruxelles.

COULEUR or foncé mat, de discrètes plaques ornent les entrées des immeubles impersonnels du « quartier européen » de Bruxelles. Elles voisinent avec celles des bureaux des différentes directions générales de la Commission et des délégations permanentes des pays membres. C'est que la nature même de l'Union européenne (UE), son pouvoir, son organisation et la répartition des tâches entre ses institutions incitent à être présent : pour contribuer à la « pensée communautaire », influer sur la prise des décisions, voire simplement savoir ce qui se passe dans tel ou tel champ d'intérêt particulier.

On estime le nombre de « lobbyistes » exerçant leur métier dans la « capitale de l'Europe » à quelque dix mille. Mais des milliers d'autres y convergent tous les jours, venant des quatre coins du continent. Les deux cents plus puissantes compagnies mondiales sont déjà toutes présentes, et d'autres ne cessent d'arriver. Les grandes sociétés américaines et britanniques de relations publiques ont également jeté l'ancre, vantant leur maîtrise de l'« acquis communautaire ». La ville regorge de bureaux d'avocats et de lobbyistes spécialisés par branches, secteurs ou entreprises, ou, au contraire, de « généralistes » chevronnés, prêts à accepter n'importe quel « job » dans le labyrinthe européen dont ils connaissent certains secrets.

Passant désormais quasiment inaperçus, ils sont devenus, peu à peu, un acteur important du jeu. S'ils siègent à la grande table où se prennent les décisions, c'est à l'abri des regards des Etats, du public et de médias à vrai dire peu curieux. Ce métier n'a, en effet, rien de honteux. Chacun, ici, s'accorde à reconnaître que les hommes et les femmes qui s'y emploient le font d'une façon mille fois plus élégante et correcte que leurs homologues aux Etats-Unis, « patrie » du lobbying.

« Je représente les intérêts de mon industrie, donc un intérêt spécifique que l'on peut considérer comme une fraction de l'intérêt général », explique M. Roger Chorus, représentant de l'industrie céramique de l'Union européenne et président de la Société des professionnels en affaires européennes (SEAP), créée pour approfondir la coopération entre les « influenceurs » et les « décideurs », et la rendre en même temps plus transparente. Selon lui, ce travail est nécessaire non seulement pour les industries elles-mêmes, mais aussi pour les institutions. « Chaque décideur devrait, avant de trancher, prendre en considération tous les intérêts spécifiques. Nous sommes là pour lui fournir cette information. »

Même langage à la Commission européenne, où l'on considère ces « gens d'influence » comme des interlocuteurs indispensables. « Nous en avons impérativement besoin, explique M. Willy Hélin, porte-parole de M. Karel van Miert, commissaire à la concurrence. C'est grâce aux contacts avec eux qu'on arrive à se tenir au courant de ce qui se passe dans différents secteurs de l'activité économique. Personne ne peut nous accuser de rester enfermés dans notre tour d'ivoire et de prendre des décisions sans connaissance de la situation sur le terrain. »

Cependant, même si l'on admettait la « normalité » du phénomène, il faudrait se poser la question de l'égalité des chances. Car, dans cette activité souterraine, qui n'est soumise à aucun contrôle, ce sont évidemment les plus forts qui gagnent - ceux qui ont le plus d'argent et d'influence. Car il n'est pas facile de financer un bureau à Bruxelles, de nouer et d'entretenir des rapports de complicité avec les décideurs au plus haut niveau possible. Les hommes des multinationales, comme ceux des secteurs-clés des économies des Quinze (automobile, pétrole, chimie) se frayent bien sûr des chemins mieux balisés que ceux qui représentent les intérêts opposés : syndicats, associations de défense de l'environnement, groupements de consommateurs, petites entreprises. Ce qui ne signifie pas, toutefois, que les plus puissants l'emportent toujours, car les textes adoptés par la Commission européenne résultent souvent de pressions et d'influences multiples et diversifiées.

« Les lobbyistes les plus importants sont les Etats membres eux-mêmes », souligne M. Willy Hélin, qui en sait long sur les agissements des gouvernements soupçonnés d'octroyer les aides illégales ou qui plaident en faveur de leurs entreprises accusées de contourner les lois de la concurrence. Les industriels ne sont pas toujours forcément sur la même longueur d'onde que les Etats. Les intérêts nationaux jouent contre les intérêts sectoriels. Le tableau se complique avec les régions, de plus en plus actives dans ce domaine. La Commission prête l'oreille à tout le monde afin de trancher le plus objectivement possible. C'est elle, en effet, qui prépare les projets de législation communautaire, projets qui sont ensuite soumis au Conseil et aussi, parfois pour avis seulement, au Parlement européen. L'attention des lobbies se concentre donc logiquement sur cet organisme, pour tenter d'influer sur le contenu des directives et règlements au moment de leur élaboration. Tous les lobbyistes actifs à Bruxelles le disent : il faut impérativement travailler avec la Commission. C'est seulement si l'on rate ce coche qu'on peut tenter de se rattraper au Parlement...

La porte de la Commission est en particulier grande ouverte aux représentants de l'Union des confédérations des industries et des employeurs d'Europe (Unice), interlocuteur officiel, au même titre que la Confédération européenne des syndicats (CES). Ces deux organisations participent, sous l'égide de la Commission (1), aux modestes débuts du dialogue social engagé à l'échelle européenne.

« La Communauté et les Etats membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l'industrie de la Communauté soient assurées », proclame l'article 130 du traité de Maastricht. Voilà qui, pour l'Unice, est d'une importance primordiale. Les patrons veulent bien être « européens »... dans la mesure où cette Europe-là est prête à favoriser la sacro-sainte compétitivité, par les voies connues, de la déréglementation et de la flexibilité. « Longtemps, on n'a pas pris au sérieux cette notion de compétitivité. Désormais, on se réveille, mais il faut faire beaucoup plus », insiste M. Christophe de Callatay, directeur de la communication à l'Unice.

Aux yeux de cette organisation, la libéralisation généralisée opérée en Europe depuis une dizaine d'années reste très insuffisante. Les patrons exigent des réformes structurelles afin d'obtenir une diminution des dépenses publiques, surtout sociales, ce qui permettrait d'alléger la pression fiscale sur les entreprises.

« En Allemagne, insiste M. Christophe de Callatay, l'écart entre salaire minimal et salaire maximal est de 1 à 3. En Amérique, de 1 à 10. Outre-Atlantique, les rémunérations sont donc beaucoup plus incitatives. Sans compter que, chez nous, beaucoup trop de gens ne font rien et n'ont même pas de raison de chercher un emploi : ils sont pris en charge par un secteur public hypertrophié que justifient, comme toujours, les faux arguments de l'Etat-providence. Bref, les générations passées ont vécu aux dépens de leurs enfants, qui devront payer la dette. Il faut arrêter cet engrenage qui n'est ni juste ni social. »

Ce discours musclé en séduit plus d'un, dans les bureaux du palais Breydel où travaillent les vingt commissaires européens. D'autant qu'il est relayé, beaucoup plus discrètement, par les patrons des grandes multinationales du Vieux Continent. Leur club très fermé - la Table ronde européenne des industriels (connue sous son sigle anglais ERT, European Round Table) - occupe un étage d'un immeuble banal de la capitale belge, non loin de la Porte de Hal.

A la différence de l'Unice, il n'est jamais mentionné dans les rapports et autres documents distribués à la presse par la Commission. Et pourtant les quarante-sept présidents-directeurs généraux superpuissants de dix-sept pays européens (les Quinze, plus la Norvège et la Turquie) se rencontrent formellement deux fois par an. « Ces sessions plénières décident du contenu des messages pour les sommets européens ou pour différents gouvernements. On se met d'accord et on nomme une petite délégation, qui portera la résolution à Jacques Chirac ou à Jacques Santer [le président de la Commission]. Et, à notre niveau, nous sommes sûrs d'être reçus », explique Mme Caroline Walcot, la secrétaire générale adjointe de la Table ronde.

Si l'Unice s'occupe du quotidien, ce n'est pas le cas de l'ERT : elle ne commente pas chaque directive, pas plus qu'elle ne rend de compte à des associations membres dans les différentes capitales. Non : elle ne s'intéresse qu'aux grandes décisions, sur lesquelles elle pèse de tout son poids (2).

C'est ainsi que l'ERT se bat pour l'approfondissement et l'élargissement de l'Union, conçue comme un grand espace de libre circulation des marchandises, des capitaux et des services destiné à devenir une vraie puissance économique mondiale. Elle est donc intervenue fortement en faveur de l'adoption de l'Acte unique, de la création d'une monnaie unique, de l'incorporation de la convention de Schengen dans le traité d'Amsterdam. Elle a aussi agi pour que la Communauté se lance dans les négociations d'adhésion avec les pays candidats de l'Europe centrale et orientale, malgré les réticences des agriculteurs et des travailleurs des secteurs menacés par cet élargissement. Pendant la préparation de la Conférence mondiale sur le climat à Kyoto, elle a tout fait pour que l'Union abandonne la proposition d'une taxe sur l'énergie, « contraire, selon Mme Walcot, aux intérêts du monde des affaires ».

La Table ronde ne gagne pas à tous les coups. Ainsi, malgré une pression constante depuis des années et en dépit de la fondation d'un Centre européen de l'infrastructure dépendant directement de l'ERT, les Etats membres ont finalement réduit à sa plus simple expression l'idée des Réseaux transeuropéens de transport de personnes, de marchandises, d'énergie et des télécommunications (TENs), pourtant soutenue sans faille par la Commission. A vrai dire, cet abandon s'explique par des contraintes budgétaires bien plus que par les considérations environnementales au nom desquelles les militants écologistes fustigeaient les TENs. Le débat est cependant loin d'être clos : la Commission, avec l'appui des industriels et des syndicalistes, n'a pas abandonné la variante ambitieuse des TENs, dont elle vante la capacité à créer les emplois.

« Nous connaissons parfaitement le président Jacques Santer et nous nous efforçons de le voir plusieurs fois par an. Nous avons d'aussi bons rapports avec les commissaires Martin Bangemann [industrie], Leon Brittan [relations commerciales extérieures], Edith Cresson [éducation et recherche]... Nous parlons souvent aux directeurs généraux de la Commission. Quand il s'agit d'influencer les Etats membres, nous nous tournons vers les ministres. » Mme Walcot est parfaitement consciente des implications politiques et éthiques de ces activités. « Nous répondons avec prudence aux insinuations selon lesquelles nous abuserions de notre statut. Il est vrai que nous jouissons d'un accès privilégié aux décideurs politiques. Nos démarches doivent donc répondre à des règles très strictes. Aucun membre ne doit utiliser l'ERT pour défendre l'intérêt de son entreprise ou se lancer sous sa bannière dans des batailles corporatistes. »


Navigation à vue

L'ERT évite de s'appesantir sur les données qui démontrent les limites de l'approche libérale. Depuis 1991, en effet, le chômage a progressé, de 8 % à 11 % de la population active, en moyenne. Symbolisées par le cas de Renault-Vilvorde (Belgique, 1997), qui a vivement frappé les esprits, les fermetures d'usines et les délocalisations massives ont porté un coup au discours des multinationales selon lesquelles il suffirait de créer un climat favorable aux entreprises pour relancer l'emploi. Or les efforts européens, depuis le début de la décennie, visent prioritairement à réunir les conditions les meilleures pour les patrons...

Face à de tels groupes de pression, les syndicats naviguent à vue. A l'échelle de l'Europe, la CES fait valoir qu'elle a obtenu la signature d'accords sur le congé parental et sur le temps partiel : négociés avec l'Unice, ceux-ci sont devenus partie intégrante de l'acquis communautaire. L'organisation - qui représente soixante-trois confédérations syndicales nationales et quatorze fédérations professionnelles - se targue également d'avoir fait adopter par le conseil des ministres, cette fois contre la volonté de l'Unice, la directive européenne sur les comités d'entreprises multinationales. Actuellement, elle se bat pour une législation établissant le droit des travailleurs à être informés et consultés sur tout changement important dans leur entreprise. D'ailleurs, le traité d'Amsterdam comporte un chapitre consacré à l'emploi, et le sommet sur cette question, réuni à Luxembourg en novembre 1997, a accouché d'une méthode d'évaluation des efforts des Etats membres (3).

« Dans le domaine économique et monétaire, on a fait évidemment beaucoup plus. Mais il y a eu du progrès sur le front social aussi, on ne peut pas le nier. Et ce n'est que le début », estime M. Wim Bergams, le porte-parole de la Confédération. Pour lui, la Commission européenne, tout en cédant à la tendance à la dérégulation et à la libéralisation, a étoffé le volet social de sa politique. « Après Renault-Vilvorde, elle a introduit nos représentants dans son groupe de travail sur la restructuration industrielle, poursuit M. Bergams. Parfois, nous nous faisons prendre de vitesse, mais nous marquons également les points. »

La CES se dresse surtout contre la propagande autour du train soi-disant « manqué » par l'Europe dans la compétition mondiale et de la prétendue fatalité de la globalisation, utilisée pour justifier la course à la compétitivité. « Environ 90 % du commerce de l'Union se font entre les Quinze eux-mêmes, souligne le porte-parole de la CES. C'est donc de la compétitivité à l'intérieur de l'Union qu'on devrait se soucier. Et pourtant, l'accent est mis sur la comparaison avec les Etats-Unis, le Japon et le Sud-Est asiatique..., qui n'absorbent pas plus de 10 % de nos exportations. »

Au coeur du lobbying des syndicats se trouve l'exigence de négociations. « Nous nous rendons compte de l'importance de la compétitivité pour l'emploi, mais nous n'acceptons que la compétitivité négociée, celle qui tient compte de l'aspect humain », affirme M. Bergams. Même réponse s'agissant de flexibilité de l'emploi ou de temps de travail : on peut trouver un terrain d'entente si l'on exclut d'imposer des solutions par la force. La CES exige la définition d'un cadre légal européen pour les contrats à durée déterminée et autres formes de flexibilisation. « Nous n'accepterons pas l'introduction d'un système d'emplois de deuxième catégorie et de moindre qualité. On ne peut pas laisser les patrons faire n'importe quoi. » Ces propos, la Commission les entend, même si chacun de ses vingt membres les écoute à sa manière. « Si on compare la situation actuelle avec celle d'il y a dix ans, conclut M. Bergams, il faut dire qu'on nous a quand même écoutés. »

Peser sur la Commission est une chose, intervenir auprès du Parlement en est une autre. Le rejet du projet d'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) par cette assemblée, le 11 mars 1998, a sonné le glas du sentiment d'impunité des milieux d'affaires. Si, toutes tendances confondues, les députés ont refusé de donner de nouvelles garanties aux investisseurs étrangers, c'est qu'ils ont compris qu'il s'agissait par là de soustraire encore davantage les multinationales à l'autorité des Etats, d'accroître leur liberté d'action et de leur permettre de se comporter comme des cow-boys partout où elles investiraient, dans les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) comme à l'extérieur.

Ce vote confirme la différence sensible entre l'ambiance régnant au Parlement et celle qui prévaut à la Commission. D'ailleurs, les représentants des industriels ne s 'y trompent pas. « La Commission pense comme nous, le Parlement penche vers les syndicats. Il est trop hétérogène, trop fractionné, mais globalement orienté vers le social. » M. Christophe de Callatay dénonce cette tendance, selon lui peu constructive. « Si on parle de flexibilité de l'emploi, on a du succès à la Commission, mais au Parlement des ennuis. Nous y sommes considérés comme des ultralibéraux, ce qui n'est pas juste. »


Des lobbies officialisés

POUR les « grands » de l'ERT, le Parlement est imprévisible. Mieux vaut peser sur les députés via leur propre pays, car ils y sont plus sensibles aux pressions nationales. « Parfois ils sont très "verts", très extrémistes. Il est terriblement difficile de les contacter, de travailler avec eux d'une façon cohérente et organisée. » Mme Caroline Walcot apprécie certains députés et reconnaît la nécessité de travailler avec les commissions parlementaires les plus importantes. Mais, laisse-t-elle entendre, en dernière instance, ça ne vaut pas la peine de dépenser tant d'énergie pour convaincre des gens... qui changent tous les cinq ans. Sans doute lui faudra-t-il bientôt réviser cette attitude.

Selon M. Glyn Ford, député travailliste depuis quatorze ans, le Parlement européen devient en effet un important maillon dans la prise de décision. Du coup, les lobbyistes s'y intéressent de plus près et plus fréquemment. « Jadis, ils n'apparaissaient qu'une ou deux fois par semaine ; désormais, ils sont là en foule, et sans interruption. » Il estime à trois mille le nombre des professionnels orientés prioritairement vers le Parlement. « Quand je me déplace à Strasbourg, ajoute-t- il, j'emmène dans mes valises cinq ou six personnes » - il s'agit des lobbyistes qui l'accompagnent. Le code de comportement adopté par le Parlement - sur la base de la proposition de M. Ford - fixe des règles très claires : en principe, les lobbyistes doivent être répertoriés et accrédités, le contenu de leurs réunions et conversations doit être rendu public si nécessaire. Il est évidemment hors de question d'accepter les cadeaux : « Une bouteille de whisky, passe encore, explique M. Ford, mais pas une caisse ! »

Il y a, hélas, bien plus grave. Ainsi des cas de corruption par des Etats étrangers : la Turquie ou Taïwan auraient offert des vacances de luxe à certains parlementaires. Ce type de pots-de-vin est plus difficilement punissable, car il s'agit d'Etats souverains. Mais, estime le député Ford, ceux qui en profitent se disqualifient eux-mêmes, et leurs éventuelles prises de position en faveur de leurs bienfaiteurs ne seront pas considérées comme sérieuses.

Que certains députés soient très liés aux industries de leur région d'origine n'est pas niable. Mais, globalement, on n'entend pas beaucoup parler, pas plus à Strasbourg qu'à Bruxelles, de corruption classique liée au lobbying. A la Commission, tout fonctionnaire pris la main dans le sac mettrait en danger un emploi bien rémunéré et garanti à vie. Au Parlement, un député dont la culpabilité serait prouvée compromettrait et sa réputation et sa carrière politique.

« Nous ne pouvons pas changer la société ni le système politique, nous ne pouvons pas empêcher que certains aient plus d'argent que d'autres. Tout ce que nous pouvons et voulons faire, c'est créer un espace d'action aussi juste que possible et pour tous », confie M. Glyn Ford sans la moindre amertume. Selon lui, si les grands - les multinationales - peuvent compter sur des forces considérables, les petits, à commencer par les groupes de consommateurs ou de défenseurs de l'environnement, parviennent souvent à frapper beaucoup plus les esprits et à réussir, avec relativement peu de moyens, des coups remarquables.

Pour M. Glyn Ford, malgré maintes lenteurs et certaines impuissances, le Parlement européen représente un rempart essentiel contre le glissement du lobbying vers cette sphère ténébreuse où la logique de la porte fermée, encouragée par la Commission comme par le Conseil, pourrait l'entraîner. « Le Parlement devient un véritable obstacle à la politique du huis clos. Continuons ! »

KAREL BARTAK

http://www.monde-diplomatique.fr/1998/10/BARTAK/11255.html