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Société civile et syndicat
by Karl Kraus Jr. Tuesday June 11, 2002 at 05:05 PM
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Les nouvelles 'tendances' ne surgissent jamais du néant, elles émergent des ruines ou des frustrations d'autres mouvements. A ce titre, la nouvelle idée de 'société civile' n'est pas qu'un plus pour notre société mais une modification du militantisme, qui prospère, concurrence ou phagocyte d'autres types d'engagement, ce qui est loin d'être sans risques pour le champ politique global. Par Karl Kraus Jr. Tiré du site de Politicsinfo, publié par la rédaction.

Société civile et syndicat


Il y a quelque jours, j'ai assisté à un colloque sur les rapports, parfois conflictuels, entre la société civile et les syndicats. Il se tenait aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles.


Trois groupes d'intervenants ont animé le débat : des syndicalistes, des responsables de la dite société civile et des universitaires. Le public a pu participer au débat sans restriction de temps. Une vingtaine de personnes constituait l'auditoire ce qui a permis une discussion fournie même si elle n'épuisait pas un sujet qui, de bout en bout, a conservé un caractère ambigu.


Celui-ci tient, selon moi, au concept même de société civile. Un moment, j'ai espéré que les universitaires auraient à cœur de définir cette notion qui, tant et tant, est maintenant employée chez les politiques, dans les médias et, par un effet d'osmose, dans le (grand) public. Hélas, des interventions des universitaires, il n'y a pas grand-chose à retenir. On ne peut se garder du sentiment que les orateurs, eux-mêmes, étaient incapables de fournir des éléments de compréhension comme si la notion était aussi " mode " qu'inconsistante.


Le débat qui suivit n'apporta pas davantage de lumière. Il se contenta de faire apparaître, derrière quelques échanges de civilités, méfiance et incompréhension.

A propos de la société civile


La première difficulté quand on s'interroge sur la notion de société civile réside dans sa définition. Trois niveaux sont possibles. La société civile définit toute collectivité humaine quand on la regarde évoluer hors du cadre de l'Etat. Le second niveau sert à désigner des associations professionnelles, sociales ou culturelles en tant qu'expressions de la diversité sociale. Soit elles émergent un moment pour disparaître plus ou moins rapidement. Soit elles subsistent sans statut particulier (tous ceux qui pratiquent la pêche à la ligne sur les bords de la Semois). Pareil groupement naît et meurt, pour ressusciter ensuite, parce qu'il y aura toujours des pêcheurs à la ligne le long de la Semois. Soit elles s'institutionnalisent petit à petit et " font partie du paysage ". Le troisième niveau est plus proprement celui du mouvement des associations de la société civile. Il se constitue volontairement pour mener une action précise.


Selon les besoins, on étend la notion de société civile à tous les cas mentionnés ou on la réduit à sa forme la plus marquante, la dernière. Dans ce cas, la société civile est formée de tous ceux qui désirent intervenir dans l'organisation sociale pour l'amender ou apporter une aide à ceux qui sont démunis dans quelque domaine que ce soit. La société civile se réduit alors aux organisations qui tentent par une action volontaire de changer un état de chose existant sans pour autant remettre en question l'essentiel : le marché, ses lois, son hégémonie. Elles font de la politique mais, à la différence de monsieur Jourdain, elles font de la politique, sachant bien qu'elles en font tout en s'en défendant.


Pour se faire, une double démarche est de rigueur parmi les promoteurs des ASC (associations de la société civile) et des ONG. D'une part, quand ceux-ci s'adressent à l'opinion, ils désignent par " société civile " tous les (re)groupements qui se forment au sein d'une collectivité donnée comme nous l'avons expliqué plus haut. D'autre part, quand ils en débattent avec les autorités politiques, ils limitent la société civile à l'ensemble des associations constituées en vue de répondre à un besoin spécifique que l'Etat semble incapable de satisfaire. Ce dernier est sommé, plus ou moins gentiment, d'aider à mener à bonne fin les entreprises de ces dernières.


Pour obtenir ce résultat, les ASC et les ONG usent de leur situation de " désintéressement " pour s'attirer les faveurs de l'opinion et obtenir le soutien de cet Etat dont, par ailleurs, ils stigmatisent le comportement … souvent avec raison.

La société civile comme expression de la dynamique sociale


Si on s'en tient, quand on parle de société civile, à son expression active et activement médiatique (les associations de la société civile - ASC et ONG), on peut caractériser celles-ci par leur focalisation sur un objectif concret qu'accompagne une volonté d'autonomie par rapport au politique. S'ils sont disposés à recevoir des aides, parfois substantielles, de la part des autorités, ils affichent en même temps leur indépendance idéologique à l'égard des gouvernements. Pour autant, dans nos pays, ils affirment une double allégeance : ils se considèrent comme inscrits dans l'aire démocratique qu'ils déclarent vouloir renforcer et ils acceptent comme une réalité incontournable l'existence du marché lors même que certaines d'entre elles affirment vouloir le réguler. Si on accepte l'idée que ces associations représentent bien la société civile, il s'en suit que leur activité ne poursuit pas de but mercantile, ni davantage des stratégies de pouvoir.


Il n'empêche que les ASC se présentent comme le tiers partenaire entre l'Etat et le marché. Ses objectifs sont doubles. Il y a, d'une part, une activité disons " caritative " (nous nous occupons des autres !) qui est la plus apparente et la plus favorablement accueillie. C'est Bernard Kouchner qui résume l'idéologie des différentes associations de la société civile en disant : " nous avons une commune vulnérabilité : nous ne pouvons pas supporter le malheur d'autrui ".


D'autre part, les ASC et les ONG développent un domaine plus proprement politique dans la mesure où les ASC ne cachent pas leur désir de renforcer la qualité du régime démocratique et la régulation du marché. Dans les deux cas, elles mettent en avant leur respect du pluralisme, du multiculturalisme et leur rejet du nationalisme dans ce qu'il a d'exclusif. Ce côté politique des ASC est cependant réduit à presque rien dans la mesure où les associations de la société civile (comme les OGN) affirment leur refus d'un choix proprement politique, quand ce terme est synonyme de projet idéologique visant à transformer la société.



Critiques syndicales


Au cours de cette réunion, les syndicalistes, après avoir de façon assez rituelle manifesté leur respect pour la bonne volonté des représentants de la " société civile ", ne cachèrent pas combien les interventions de ces derniers paraissaient souvent superfétatoires quand elles n'étaient pas franchement contre-productives, pour reprendre un vocable dans le vent. Davantage encore, ils reprochaient aux ASC de marcher sur leurs plates-bandes, de sembler vouloir leur apprendre leur métier, bref ils stigmatisaient une arrogance, à leurs yeux, mal placée. On pourrait classer ces récriminations en différents chapitres.


A - La non représentativité


Primo, leur non représentativité. Si les ASC sont, en général, composées de personnes dévouées, elles ne représentent finalement qu'elles-mêmes tout en ayant la fâcheuse propension à parler au nom d'une catégorie de gens bien plus importante que celle constituée par ceux qui - explicitement - se reconnaissent dans cette activité. Prenons la Ligue des Droits de l'Homme. Sans doute, est-elle dans son rôle quand elle dénonce des situations où ces droits sont bafoués.


Par contre, la façon dont la Ligue (c'est-à-dire ses dirigeants) approuvent ou dénoncent, reviennent à la charge ou se taisent est le fait " du prince ". Faut-il dénoncer plus véhémentement les atteintes au droit au travail chez nous ou à l'étranger ? Une politique de défense des droits humains s'identifie-t-elle davantage à la défense de l'expression religieuse-communautaire ou aux exigences de la laïcité etc. Ca se discute, pour reprendre l'intitulé d'une émission de télévision. Or, les citoyens ne sont pas consultés. Aucun débat de fond ne précède la prise de position des organes dirigeants. Espérons simplement qu'ils le font avec sincérité. Pour autant, comment les citoyens - dont on peut penser que, dans leur grande majorité, ils sont sensibles à la défense des droits humains - opéreront-ils démocratiquement leur choix et surtout les priorités puisque les dirigeants décident ce qu'il convient de mettre en avant ?


B - Méconnaissance de la spécificité syndicale


Secundo, les ASC méconnaissent le terrain où les syndicats doivent évoluer : la nature des forces en présence, le teneur exacte des revendications et, donc, la stratégie syndicale. Ces associations ont parfois (souvent ?) à cœur de défendre des points de vue qui - dans l'immédiat - s'opposent aux intérêts des syndiqués.


Par définition, l'organisation syndicale (démocratiquement constituée) défend une catégorie déterminée de citoyens. Ceux-ci sont affrontés à des individus, à des structures économiques ou même à l'Etat qui usent de la légitimité reconnue des lois du marché pour s'en prendre aux conditions de vie des salariés. Sans compter que ces derniers se trouvent souvent en opposition à des droits de " commodité " qui englobent d'autres catégories de citoyens. Par exemple, le refus des nuisances sonores autour des aérodromes peut-il mettre en danger l'emploi ? Alors, non seulement les ASC prennent des positions qui entrent directement en conflit avec l'objectif des syndicats, mais ils prétendent intervertir l'ordre des priorités. Au nom de quel principe ? Et surtout en fonction de quelle délibération démocratique certaines ASC décident-elles de combattre une position syndicale ? Certes, il n'est pas gênant (au contraire !) que des groupes manifestent leur désaccord par rapport à la politique syndicale. Par contre plutôt que de détailler franchement leur opposition au point de vue syndical, ils le disqualifient comme si celui-ci, parce que catégoriel, serait moins " universel " que celui de telle ou telle association.


C - L'apolitisme


Tertio, l'irresponsabilité politique des ASC a quelque chose de préoccupant dans la mesure où leur souci est proprement moral. Autrement dit à la démarche politique est substituée un flot d'actions à visées humanitaires. Ce comportement exprime - tout à la fois - une bonne volonté certaine et une sorte d'indifférence puisqu'il occulte la nécessité d'opposer à l'idéologie dominante du marché le projet politique d'une alternative démocratique. Ainsi, sans le dire franchement, les responsables syndicaux expriment leur désarroi devant l'incapacité des ces associations à prendre des positions politiques claires. Au contraire, elles ne cachent pas leur volonté de " transcender " une politique jugée purement " politicienne ", bureaucratique et clientéliste. ( Comme on tue bien avec des adjectifs bien choisis ! )


Ne revendiquent-elles pas, ces associations, une transcendance éthique sui generis qui permet de faire l'impasse sur le politique ? Certes, parler de la faim dans le monde, des droits des enfants, de la liberté d'opinion (en mettant sur le même pied communautarisme et collectivité démocratique), etc. est absolument nécessaire, mais reste sans efficacité si cette volonté ne s'effectue pas à travers une démarche politique dont le syndicalisme démocratique est un pilier indispensable. On crée ainsi dans l'opinion l'idée démagogique que la " prédication morale " et les " bonnes œuvres " suffisent à changer le monde.


D - Participer à la décision politique


Quarto, les ASC ont un rôle essentiel à jouer en tant que groupements destinés à attirer l'attention sur des errements ou des manquements manifestes. Leur fonction pédagogique est évidente et bienvenue. Par ailleurs, elles sont en mesure de soulager des drames humains qui doivent immédiatement être pris en compte. En ce qui concerne ceux-ci, elles estiment avec raison que les frontières nationales ne sauraient imposées de limites à leur action. Mais depuis quelques années, elles revendiquent bien davantage : un droit de participation à la prise de décision politique, tout en insistant sur leur apolitisme de principe.


Volontairement, elles tentent d'effacer la frontière qui sépare le travail d'opinion et la prise de décision politique. Que l'exécutif s'entoure de conseils, d'avis, qu'il s'informe continûment, cela va de soi. Par contre, que certains parce qu'ils dirigent des associations passent insensiblement du rôle d'informateurs-experts-conseillers à celui de négociateurs puis de coresponsables, il y a là une dérive inacceptable. Les syndicats regroupent démocratiquement des travailleurs qui les mandatent pour la défense de leurs intérêts. Les directions des ASC mènent des actions au nom d'une idée et non en vertu d'une délégation d'une fraction démocratiquement identifiable de la population.


Si une association de la société civile peut se prévaloir de l'adhésion de dix mille personnes associées autour d'un projet, d'une exigence ou d'une activité sociale, elle ne peut pour autant décider " avec " les acteurs d'un exécutif démocratique. Or de plus en plus ASC ou ONG sont invitées, ou s'invitent, dans les lieux où se prennent les décisions. Agissant dans certains domaines, exprimant un aspect de l'opinion publique, ils en viennent à réclamer une part du pouvoir.


Les syndicats vivent assez mal cette situation et plus encore les raisons avancées pour justifier cette exigence de " cogestion ". Les ASC justifient cette prétention en faisant remarquer que les syndicats représentent, comme eux, des intérêts de groupe. La comparaison est spécieuse à plus d'un titre. En premier lieu, la direction syndicale est la représentation élue de sa base. Et cette base est clairement identifiable en fonction de critères objectifs. Les ASC regroupent des membres à travers le corps social soit pour diffuser un point de vue, soit pour mener des actions précises. Tant la valeur de l'idée défendue que le militantisme qui va avec ne sont le résultat d'un débat. Telle association fait campagne pour l'abolition de la dette des pays pauvres. Telle autre recueille les moyens pour fournir aux victimes des mines anti-personnels des prothèses. Si l'idée de la première ou l'aide concrète de la seconde méritent largement notre soutien, elles n'expriment pas les conditions politiques de leur réalisation qui engagent la collectivité entière. Au mieux, elle créeront dans l'opinion un effet significatif de façon à obliger partis politiques et élus à faire leur cette préoccupation.

Changer la politique ?


Quand on parle des ASC et de leurs rapports avec les syndicats (mais c'est vrai aussi de leurs rapports avec les partis politiques), il faut distinguer deux choses.


Premièrement, on ne peut se cacher l'importance de ce mouvement, non seulement en fonction du travail réalisé mais eu égard au fait qu'il occupe des domaines qui sont délaissés par l'Etat et par les forces politiques traditionnelles. Secondement, cette bonne volonté et l'aide puissante qu'elle génère à travers le monde est sous-tendue par une philosophie qui ne laisse pas de poser des questions essentielles.


La première porte sur le déplacement du mode opératoire de la pensée politique. Jusqu'à présent, à tort ou à raison, l'activité dite citoyenne était synonyme d'une participation à un projet politique. Autrement dit, on acceptait de sortir du petit cercle de son quotidien et de ses intérêts personnels pour s'impliquer dans une activité qui, par définition, transcendait le cercle étroit de l'individualisme ; faire de la politique, au sens militant du terme, cela signifiait penser d'une façon quasi théorique. Se donner corps et âme au triomphe d'une idée. Sans doute, les partis politiques depuis longtemps ont abandonné cette manière de faire. La raison en est simple. Dans la mesure où il ne s'agit plus de changer le monde, mais de l'administrer, il n'y a plus motif de séparer l'activité politique de la recherche d'une " situation personnelle". Ce n'est pas pour rien que les activistes au sein d'un parti, surtout s'il a vocation de gouverner sont des carriéristes. Ils progressent à l'intérieur de leur formation au même titre qu'un cadre d'une banque ou, au mieux, qu'un jeune scientifique au sein de l'institution universitaire.


Dans les ASC, le désintéressement est plus réel que dans les partis traditionnels. Il n'en reste pas moins vrai que l'état d'esprit d'un militant d'association est très différent de celui d'un activiste de parti. Si ce dernier ne lutte plus, sauf pour faire carrière, le premier ne lutte pas pour changer fondamentalement l'ordre des choses comme le faisait le militant de parti quand celui-ci avait encore l'ambition de transformer le monde. Le militant d'une association de la société civile est là pour l'améliorer ou pour éliminer l'insupportable au sens moral du terme. La conséquence est politiquement dramatique, " les meilleurs des nôtres " sont dans les bonnes œuvres et, de par leur action même, éloignent de l'esprit de tous l'idée politique de la nécessité de changer le monde.


La seconde question porte sur la nature même de l'action que l'on peut mener. S'il est vrai que l'hégémonie du marché est indiscutable, on en a fini avec l'idée du " politique ". Cette idée est relativement neuve. Elle date du milieu du XVIII° siècle. Maintenant, il ne reste plus que l'éthique. Autrement dit, nous sommes revenus à l'époque d'avant " les Lumières ".


Il est vrai qu'aucun parti politique - à l'heure actuelle - ne peut se prévaloir d'un véritable projet politique. C'est dans ce vide - grâce à ce vide - que s'épanouit les ASC. Pour l'instant, elles ne subissent guère de concurrence. Les défaites cinglantes du centre-gauche qui marquent le retour, sans complexe, d'une droite conservatrice est le dernier signe de cette déconfiture.


C'est à cette aune qu'il faut bien mesurer le rapport entre les syndicats et le mouvement de la société civile. Ce dernier en empiétant sur les premiers, avec la meilleure volonté du monde, est en train de dévaloriser l'action syndicale. Celle-ci pour conserver un certain lustre parmi les activistes de la société civile devrait faire leur les objectifs de celle-ci. Un tel comportement risquerait de la couper du monde salarial ou de se limiter à un travail si catégoriel que les travailleurs ne trouveraient plus dans leur organisation le peu d'espérance qui faisait - hier - des partis le lieu du combat et de l'espoir. Quant à imaginer que les ASC pourraient remplacer avantageusement les partis et les syndicats, c'est oublier que, par définition, ces associations se veulent et sont fondamentalement apolitiques. Si tel n'était pas le cas, elles se mueraient en partis politiques. Ce qu'elles-mêmes se refusent à faire. Ainsi, à la grande joie du marché, la politique n'est plus que le terrain vague où chacun, après avoir pique-niqué, abandonne ses papiers gras.

Karl Kraus jr.