L'incroyable affaire Sofri by Dominique Dhombres Thursday May 23, 2002 at 08:55 PM |
En Italie, Lotta continua affirme que Pinelli a été défenestré par les policiers et que des services de l'Etat sont, en réalité, les véritables auteurs du massacre du 12 décembre 1969, dans le cadre d'une "stratégie de la tension" visant à provoquer un putsch de droite. Ces événements se produisent en effet au plus fort des luttes ouvrières de l'"automne chaud" (1969), marqué par toute une série d'attentats et de manifestations de rue violentes.
• LE MONDE | 04.05.01 | 15h02
• MIS A JOUR LE 20.03.02 | 11h08
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L'incroyable affaire Sofri
Le Vatican a mis plus de trois siècles et demi pour rendre justice à Galilée, et davantage encore pour réhabiliter Jean Hus. Il faut espérer que l'Etat italien sera plus rapide en ce qui concerne Adriano Sofri et n'attendra pas la mort en prison de l'ancien dirigeant de l'organisation d'extrême gauche Lotta continua, condamné à vingt-deux ans de détention sur le seul témoignage, à la fois douteux et plein de contradictions, d'un "repenti". L'affaire Sofri, qui dure maintenant depuis treize ans, est étonnante à plus d'un titre. Comment le même système judiciaire qui a permis, grâce à l'opération "Mains propres", un assainissement sans précédent du monde politique italien, a-t-il pu aboutir également à une telle condamnation ? Comment se fait-il que le sort d'Adriano Sofri n'ait pratiquement pas été évoqué au cours de la campagne électorale qui s'achève et ne soit nullement un enjeu, ni à droite ni à gauche, du scrutin du 13 mai ?
Le silence de la droite s'explique facilement. Elle tient enfin, avec Sofri, le coupable idéal, celui qui permet d'affirmer que tous les malheurs de l'Italie, pendant les années 1970, sont imputables à l'extrême gauche et à ces "mauvais maîtres", ces intellectuels gauchistes qui sont allés dévoyer les ouvriers des usines et ont sapé toutes les bases de l'autorité traditionnelle. Le maintien de Sofri en prison constitue une sorte de preuve que le terrorisme d'extrême gauche a précédé celui d'extrême droite et permet de faire l'impasse, une fois de plus, sur le rôle des organisations néo-fascistes et des services secrets dans les attentats de ces années-là. Cette vision des choses arrange évidemment Silvio Berlusconi, et surtout certains de ses alliés de la Maison des libertés.
La discrétion de la gauche est plus embarrassée. Il y a probablement, chez quelques anciens militants communistes, une sorte de revanche posthume sur une organisation disparue (Lotta continua s'est autodissoute en 1976) qui les avait jadis bousculés sur leur gauche, et sur un homme qui avait incarné avec brio cette contestation. "L'absence de l'affaire Sofri dans la campagne électorale n'est pas un bon signe pour l'Italie", constate l'écrivain Antonio Tabucchi. Le colloque qui s'est tenu les 28 et 29 avril au château de Voltaire, à Ferney, près de Genève, était destiné à rompre ce silence. Rappelons les faits. Le 17 mai 1972, le commissaire Calabresi est tué à Milan, devant son domicile, de deux coups de feu tirés à bout portant. Ce policier faisait l'objet d'une violente campagne hostile dans les colonnes du journal de Lotta continua, depuis la mort, le 15 décembre 1969, du cheminot anarchiste Pino Pinelli. Ce dernier était passé par la fenêtre du bureau du commissaire, au quatrième étage de la préfecture de police de Milan, où il était interrogé sur l'attentat qui avait fait seize morts, trois jours plus tôt à la Banque de l'agriculture de Milan. Lotta continua affirme que Pinelli a été défenestré par les policiers et que des services de l'Etat sont, en réalité, les véritables auteurs du massacre du 12 décembre, dans le cadre d'une "stratégie de la tension" visant à provoquer un putsch de droite. Ces événements se produisent en effet au plus fort des luttes ouvrières de l'"automne chaud", marqué par toute une série d'attentats et de manifestations de rue violentes.
Au fil des années, plusieurs personnes sont inculpées pour l'assassinat du commissaire Calabresi dans les milieux d'extrême droite et d'extrême gauche, puis relâchées, faute de preuves. Seize ans après les faits, le 28 juillet 1988, Adriano Sofri, Giorgio Pietrostefani et Ovidio Bompressi sont arrêtés chez eux à l'aube. Les deux premiers sont accusés d'avoir donné l'ordre, au nom de Lotta continua, de tuer le commissaire, et le troisième d'avoir tiré les coups de feu. Tout repose sur la confession d'un curieux personnage, ancien ouvrier, auteur de plusieurs vols à main armée, devenu vendeur de crêpes, Leonardo Marino. Celui-ci affirme avoir conduit la voiture ayant servi au crime. Pris d'un remords de conscience, après avoir consulté son curé et le maire communiste de son village, il serait allé "spontanément" dans la caserne de carabiniers la plus proche de chez lui pour faire ses aveux.
TRÈS GRAVES IRRÉGULARITÉS
Commence alors un étrange parcours judiciaire. Le 2 mai 1990, le tribunal de Milan condamne Sofri, Pietrostefani et Bompressi à vingt-deux ans de prison et Marino à onze ans. Le verdict est confirmé en appel, puis annulé en octobre 1991 par la Cour de cassation. Un acquittement est prononcé en décembre 1992, et une nouvelle condamnation infligée en 1994. Celle-ci est à son tour annulée, et un nouveau procès s'ouvre à Venise en octobre 1999. Sofri, Pietrostefani et Bompressi sont derechef condamnés à vingt-deux ans de prison, tandis que leur délateur "repenti" bénéficie de la prescription. En octobre 2000, la Cour de cassation rejette le dernier pourvoi. Adriano Sofri est de nouveau incarcéré à la prison de Pise. Petrostefani a décidé cette fois de ne pas retourner en prison, et demeure à Paris où il vit depuis des années. Bompressi, qui souffre de graves problèmes de santé, est aux arrêts à son domicile.
L'historien Carlo Ginzburg a relevé dans son livre Le Juge et l'Historien (Verdier) les très graves irrégularités de ces procès successifs. Tout d'abord, il est vite apparu que le "repenti" Leonardo Marino avait menti. Il a eu, pendant dix-sept soirées consécutives, de très longs entretiens, nocturnes et secrets, avec les carabiniers, dont il ne reste aucune trace écrite, avant la date officielle de sa confession "spontanée". Il s'est trompé sur la couleur de la voiture qu'il était censé conduire, et sur le trajet qu'il aurait accompli après la mort du commissaire. Un témoin, qui se trouvait immédiatement derrière la voiture des assassins, a vu une femme blonde au volant, ce qui ne cadre guère avec les fortes moustaches que portait Marino à l'époque. Enfin, celui-ci a donné quatre versions successives et contradictoires de l'entretien au cours duquel Sofri lui aurait donné l'ordre de participer à l'attentat. Tout cela aurait dû suffire, s'il s'était agi d'une affaire ordinaire, à faire acquitter Sofri et ses deux compagnons au bénéfice du doute. Mais il ne s'agit précisément pas d'une affaire ordinaire. Ce n'est pas un hasard si deux des meilleurs défenseurs de Sofri devant l'opinion italienne, Umberto Eco et Carlo Ginzburg, sont des spécialistes du Moyen Age et de la sorcellerie. Carlo Ginzburg a noté de troublantes ressemblances entre les procès intentés à Sofri et ceux de l'Inquisition contre les hérétiques et les sorciers. Puisqu'il était le dirigeant le plus connu de Lotta continua, et qu'il avait lancé une campagne de haine contre le commissaire Calabresi, il ne pouvait qu'être l'auteur intellectuel de cet assassinat. Dès lors, les faits matériels qui vont à l'encontre de cette thèse sont rejetés, le témoignage du "repenti" devient le seul récit valable, auquel la réalité doit, de gré ou de force, se plier.
C'est à Ferney, en 1763, que Voltaire prenait la défense, devant l'Europe tout entière, de Jean Calas, un notable protestant exécuté à Toulouse, l'année précédente, au terme d'un procès inique. La figure du capitaine Dreyfus a également été évoquée à plusieurs reprises par les participants au colloque de Ferney. Ceux-ci ont lancé un appel en faveur de Sofri au président de la République italienne ainsi qu'à la Cour européenne des droits de l'homme.
Dominique Dhombres