Un cri vaut combien de mots ? by un commando « Critique immuable » Monday February 11, 2002 at 09:24 PM |
Oyez ! Oyez ! Voici un texte écrit par un combattant d'élite mobilisé pour la nouvelle opération de réflexion radicale : « Critique immuable ». N'hésitez pas à vous rendre aux quartiers généraux de la résistance de la raison : www.critiqueimmuable.org. Le texte qui suit porte sur une intervention de Jean Pichette intitulée « Guerre immuable », dans Relations, octobre-novembre 2001.
La lecture de l'intervention de Jean Pichette dans Relations intitulée « La guerre immuable » a certes été l'occasion pour moi d'une consolation dans le contexte du laminage de l'intelligence des intellectuels médiatiques devenus les colporteurs lyriques de la propagande du Pentagone. Je voudrais cependant faire état de mon insatisfaction devant le parti pris de M. Pichette de ne trouver dans les événements du 11 septembre 2001 que l'occasion de faire valoir une métacritique civilisationnelle renvoyant dos à dos les fous de Dieu terroristes et le délire systémique de la société capitaliste devenue planétaire. C'est que toute critique de la société embrassant l'objet-société d'une manière aussi large se trouve plus souvent qu'autrement prise dans le piège de ne pouvoir penser les moindres choses qui l'animent qu'à partir d'une conception de la totalité sociale dont le seul vrai mouvement serait les tendances lourdes qui la structurent. Aussi, il faut se demander si une telle critique n'est pas tout simplement hors d'ordre devant ces événements. Je ne vais pas trancher la question ici. Et je tiens d'ailleurs à dire que je ne veux pas mettre en doute la pertinence propre d'une métacritique de la société. De plus, si M. Pichette avance que la société contemporaine en est une où la culture de la parole a été battue en brèche par la mise en place d'un dispositif pragmatique d'intervention immédiate qui a le pouvoir de liquider la distance symbolique, je ne doute pas un instant que cette prétention soit appuyée par des enquêtes empiriques, autant que par une reconstruction historique patiente de la transformation des sociétés évaluant l'impact des contextes historico-matériels sur l'intégration sociale, la libération des individus ainsi que ce qui est perdu dans la technicisation de la société.
Mais justement, ce que je voudrais remettre en question est l'idée qu'une critique recevable de la société ne puisse être au fond qu'une injonction à la prise de conscience motivée par un savoir historico-philosophique selon lequel nous vivons dans une société à l'agonie. Cela est d'autant plus problématique que cette manière de critiquer la société devient impuissante devant des événements exceptionnels tels que ceux du 11 septembre 2001. Bien sûr, devant une telle affirmation, un Pichette pourrait dire que mon problème est de croire au caractère exceptionnel de ces événements et de ne pas les remettre en perspective. Je lui répondrais en deux temps.
Premièrement, le caractère exceptionnel de ces événements ne tient pas à ma seule croyance mais à la croyance de millions d'autres personnes. L'addition des diverses croyances à propos des événements, qu'ils soient vus comme image épiphanique de la libération de l'injustice ou comme une apparition du diable ; qu'ils soient vus comme le présage d'une menace encore plus grande ou qu'ils soient vus comme la fin d'une ère, ces événements, à travers les diverses croyances qu'ils ont rendues possibles, imposent finalement ce que M. Pichette croit absent de leur essence : une qualité symbolique. M. Pichette me dira que la constitution d'un sens symbolique pour les attentats à travers ces croyances n'a rien à voir avec la « distance symbolique » articulée dans le langage qui permet une interaction socialement signifiante à propos du monde. Ces attentats, dirait-il, ne sont au plus qu'une nouvelle idole dans la tour de Babel de la société postmoderne. Mais justement, si la société n'est plus une société réellement médiatisée par la parole, elle ne peut plus rechigner devant ce qu'il lui reste de force expressive reconnaissable par tout le monde. Le caractère exceptionnel de ces événements ne tient pas d'abord au fait qu'ils soient ce à propos de quoi se sont levées moult croyances eschatologistes ou utopistes, mais surtout au fait qu'ils ont été lus comme un message porté par le réel. Peut-être que, contrairement à ce qu'affirme M. Pichette, les événements du 11 septembre n'ont pas passé outre la substance du symbolique, mais ont révélé, dans le réel lui-même, jusqu'où nous sommes envahis par la « distance symbolique » justement. La force souverainement distanciante à laquelle le langage se soumet aujourd'hui n'est-elle pas son propre pouvoir déréalisant, celui de la fiction ? Et les événements n'ont-ils pas ébranlé le milieu fictionnel où baignent toutes nos interactions ? C'est en tout cas ce que l'on est porté à penser après avoir entendu autant de fois dans les mass media une expression classique - « le réel a dépassé la fiction » - affublée d'un sens inédit. Devant le film en boucle des attentats, cette formule nous était servie avec l'intention non pas de signifier la sublime imprévisibilité des événements, mais plutôt de signifier que dans le réel est advenu ce que la fiction hollywoodienne avait obsessivement mis en image. Peut-être devons-nous oser considérer que le réel a, pour un instant, repris sa place dans un monde déréalisé par le pouvoir même de mise à distance du langage qui, en la fiction, trouve son expression ultime, expression qui a de toute évidence envahi de manière tenace l'espace d'interaction social.
Deuxièmement, je répondrais que la banalisation des événements du 11 septembre 2001 dans une interprétation strictement symptomatique fondée sur une grande théorie critique générale de la société peut cacher un certain aveuglement à propos de la réelle portée légitimante de la théorie fondatrice - ce dont j'ai touché un peu au début de ce texte. J'aimerais faire remarquer qu'une théorie critique de la société contemporaine qui prétend trouver ses assises dans une philosophie historique de la société comprenant l'histoire à l'aune des tendances lourdes qui l'ont structurée se trouve inévitablement à déclarer à l'avance impuissante la prise de conscience critique si elle déclare que nous sommes en présence d'un état radicalement aggravé de perte de sens de la société, un état structuré par le mouvement de fond de la société. Que cette conscience critique se déclare impuissante ne pose pas de problème en soi. Après tout, elle ne fait ainsi qu'expliciter qu'elle est une philosophie de l'histoire ayant comme principe structurant le fait même d'être toujours un peu en retard sur l'histoire. Le problème tient plutôt au fait que si la société est au bord du gouffre, et que la philosophie de l'histoire n'a rien d'autre à proposer qu'une chronique de la mort annoncée de la société, on ne voit pas pourquoi elle doit être condescendante à l'égard des expressions utopiques. Si elle peut dire à quel point aucune construction utopique n'a jamais rien changé au cours profond des choses, ne peut-on pas lui retourner quelque chose de semblable et d'aussi accablant : aucune philosophie de l'histoire recevable ne s'est montrée capable d'autre chose que de dire le cours des choses. Peut-être concèdera-t-on que l'utopie a son essence dans le fait de ne pas être simple impuissance devant le cours des choses : elle a la force d'entrevoir une alternative là où certaines philosophies de l'histoire récitent l'irrépressible destruction de la société sous la forme de la déclinaison de tout ce qui n'est plus possible. On peut espérer une collaboration de l'esprit utopique et de l'histoire symbolico-matérielle de la société, mais cela ne semble pas être pour demain. Car au moment où cela compterait le plus, on assiste à quelque chose de plus grave encore que la condescendance de la philosophie critique de l'histoire à l'égard de l'utopie. Par exemple, devant la situation d'exception - celle que j'ai décrite comme la levée soudaine de croyances eschatologiques ou utopistes fixées sur les événements du 11 septembre 2001 - certaines philosophies de l'histoire seraient tentées de proposer de manière routinière une interprétation symptomatique qui prétend rabattre le sens de l'événement sur une structure de fond indépassable. Cet exercice est une erreur du point de vue même des exigences d'une philosophie de l'histoire qui ne se voudrait pas une philosophie absolutiste - ce qui, je crois, est le parti de M. Pichette. Celui-ci conviendra que la philosophie de l'histoire de la société qui prétend penser l'émergence contingente des structures déterminantes de la société fonctionne essentiellement de manière heuristique. Les périodes historiques sont alors comprises à partir d'une théorie des tendances idéaltypiques afin, entre autres, de ne pas surdéterminer préjudiciablement ce qui est atypique. L'idéaltype est une hypothèse heuristique qui permet de comprendre des connexions structurantes entre divers phénomènes sociaux d'une même époque, mais il ne permet pas de déclarer que ce qui apparaît exceptionnel est simplement le complément inédit, voire le parfait contraire d'une tendance lourde structurant la société, si lourde que le parfait contraire lui-même serait une « ruse de la tendance » pour parler comme Hegel. Ces raisonnements dits « dialectiques » ne sont, plus souvent qu'autrement, que l'expression d'un rapt de la pensée par celui qui discourt et, éventuellement, l'expression conceptuelle de la complaisance stoïque du penseur quand celui-ci se déclare grand critique de la société. On trouve un exemple typique de cette attitude chez Theodor W. Adorno.
Il va sans dire que Jean Pichette n'est pas allé jusqu'à cette complaisance dans sa prise de position devant les événements du 11 septembre 2001. Même que dans sa façon de présenter l'horreur de la volonté d'action immédiate sur la réalité qu'il prétend être l'essence de ces événements et qu'il oppose à la médiation du politique par la parole, M. Pichette accorde finalement le mérite à ces événements d'être le présage d'autres événements encore pires, au fond il les reconnaît comme une leçon. Je voudrais cependant avertir que M. Pichette, qui prétend que la parole vide des mass media et de la classe politique a un répondant de valeur égale dans l'action immédiate des terroristes sur le réel, se trouve précisément sur la pente glissante de la complaisance théorético-dialectique qui m'apparaît dénaturer le réel en plus d'être ennuyante.
Comme je l'ai dit plus tôt, contrairement à M. Pichette, je crois que les événements du 11 septembre 2001 foisonnent de sens : celui de l'émergence de croyances, de désespoir, d'espoir. Mais à lire M. Pichette, dont le diagnostic radicalement pessimiste - qui n'est pas le mien - est que nous perdons de vue l'essence du pouvoir de la parole et du langage lui-même, nous sommes conduits à penser que les choses devraient changer de manière radicale et que ce n'est que par un coup de force sublime qu'elles le pourraient. Force est de constater que devant tout ce qui, selon M. Pichette, est perdu et tout ce qu'il faut retrouver, l'action immédiate qu'il condamne est ironiquement la seule solution plausible. Car on ne voit pas comment une parole si profondément empêchée pourrait être libérée par la parole elle-même. C'est peut-être cette conséquence ultime de sa critique radicale - qui m'apparaît évidemment excessive - qui le mène à s'engager plutôt dans une dénégation systématique de tout sens propre et précis à ces événements. Entre autres, il en profite pour affirmer que la parole est seule médiatrice du politique - ce qui n'est pas digne de l'esprit sociologique qu'on lui connaît. Un peu d'histoire matérielle suffirait à montrer que cela n'est pas le cas ; on pourrait aussi montrer que même en régime « démocratique », les croyances et leurs manipulations n'ont pas grand chose à voir avec les résultats de la parole pensive de la délibération politique. On doit bien sûr espérer que la parole devienne médiatrice du politique mais cela nous permet-il d'aller jusqu'à affirmer qu'un « lien entre le terrorisme et l'abolition de la transcendance » ne doit échapper à personne ?
En outre, l'injonction finale de M. Pichette demandant de prendre la parole est, quant à elle, absurde dans la mesure où tout le problème vient du fait que, selon lui, la parole est enlevée de manière radicale. Elle l'est probablement, comme le penserait M. Pichette, par les dispositifs systémiques de la société contemporaine qui suppléent à la parole et, du coup, à la pensée. Cela dit, la parole qui pourrait changer les choses est aussi enlevée à ceux qui pensent encore, et qui pensent que les choses pourraient être autrement. La pensée politique privée du pouvoir de parler (et éventuellement d'être entendue), voilà le vrai noeud du problème. Une fois cela admis, il faut se rendre également à l'évidence que les attentats du 11 septembre 2001 peuvent être interprétés comme un sublime « non » au non-sens retracé par M. Pichette dans la société contemporaine mais aussi à la torture d'exister dans des sociétés corrompues et appauvries. En dépit de tout, il nous incombe donc d'imaginer un « oui » à autre chose dans ce « non » radical et de le dire.
En attendant d'être en mesure de s'engager dans ce projet, pourquoi ne pas commencer d'abord par comprendre les actes terroristes du 11 septembre 2001 comme quelque chose qui a ébranlé la société technique et systémique tant décriée par M. Pichette ? L'attentat nous a certainement appris que notre environnement technique est extrêmement dangereux. Mue par la nécessité capitaliste ou simplement par la volonté de puissance, la technique met bas des réalisations mobilisant des quantités sublimes de force et d'énergie qui peuvent aisément être retournées les unes contre les autres et devenir ensemble une arme de destruction massive au sein même de nos milieux de vies. La société systémique toujours orientée vers l'adaptation aux circonstances particulières mais ayant rationalisé cette adaptation à l'avance dans le calcul prévisionnel de risque à partir d'une normalité relative, cette société s'est emballée devant l'efficacité du terrorisme qui dépend précisément de l'imprévisibilité. La preuve que le terrorisme a mis le doigt sur la tache aveugle de la société systémique est que le plus grand organe de la propagande américaine est appelé, en désespoir de cause, à faire du « problem solving » d'urgence - ce pour quoi il n'est évidemment pas adapté. C'est qu'au Pentagone, on a maintenant recours aux scénaristes d'Hollywood pour tenter de formuler les scénarios catastrophes non encore envisagés. Au Pentagone, on abandonne le calcul de probabilité pour penser l'imprévisible et l'exceptionnel, ce qui est bien avisé. Ce qui l'est moins, c'est de penser le réel imprévisible comme quelque chose qui pourrait être débusqué par ceux qui possèdent l'art de convaincre indifféremment du probable et de l'improbable? Bonne chance pour l'établissement d'une liste et d'un plan de surveillance ! Du reste, imaginer des coups imprévisibles, ça peut se faire ailleurs que dans les caves du Pentagone et ça peut être le fait de gens de beaucoup plus de talent que les très prévisibles scénaristes hollywoodiens? On est tenté de recommander au Pentagone de faire également attention aux agences privées de l'imagination.
Il nous incombe de penser que le terrorisme parle dans son bruit, et il est absurde de croire qu'il essaie d'avoir le dernier mot : il est évident qu'il se veut l'instant criard de l'injonction à rétablir la parole structurellement empêchée. Trouvons le début de la parole dans le cri.
Il s'agissait de la misson 27 contre l'opération américaine « liberté immuable ».
Ce texte a été écrit par un auteur qui tient à rester anonyme et qui ne doit pas être confondu avec Denise Bombardier . Il oeuvre pour la nouvelle opération de réflexion radicale : « Critique immuable ». N'hésitez pas à vous rendre aux quartiers généraux de la résistance de la raison : http://www.critiqueimmuable.org.