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Considérations bruxelloises
by Ludo Tuesday January 22, 2002 at 04:04 PM

CONSIDÉRATIONS BRUXELLOISES QUELQUES REFLEXIONS SUR/POUR LE MOUVEMENT GLOBAL PAR LUDOVIC PRIEUR Le premier grand rendez-vous européen des mobilisations internationales contre la globalisation néo-libérale à la suite de Gênes (en juillet dernier) et après le 11 septembre permet de tirer quelques leçons sur ce type d'initiatives et de dessiner ainsi les contours de quelques hypothèses sur le futur de la lutte contre la politique impériale.

CONSIDÉRATIONS BRUXELLOISES
QUELQUES REFLEXIONS SUR/POUR LE MOUVEMENT GLOBAL

PAR LUDOVIC PRIEUR

Le premier grand rendez-vous européen des mobilisations internationales contre la globalisation néo-libérale à la suite de Gênes (en juillet dernier) et après le 11 septembre permet de tirer quelques leçons sur ce type d'initiatives et de dessiner ainsi les contours de quelques hypothèses sur le futur de la lutte contre la politique impériale.

L'ampleur de la mobilisation après Gênes et le 11 septembre

Force est de constater que ces journées n'ont pas exprimé de surprise ou de rupture radicale avec les mobilisations précédentes. Si elles appartenaient au calendrier des mouvements européens contre la globalisation néo-libérale elles ne représentaient pas, au vu de leurs préparations, un moment crucial pour ces mouvements. Elles étaient un rendez-vous non négligeable, ayant son importance surtout pour le nord de l'Europe. Et il en a été ainsi !

Une mobilisation plus que respectable sur le plan quantitatif si l'on prend en compte la manifestation du vendredi et celles organisées le samedi (celle du jeudi n'a que peu d'intérêt à nos yeux par sa composition et le contenu exprimé). En effet, bien en deçà de Gênes – mais les deux mobilisations ne sont pas comparables quant à leur respective importance aussi bien sur le plan objectif que subjectif –, mais bien au delà de Nice, évènement beaucoup plus similaire à celui de Laeken. Ceci démontre d'ores et déjà que le mouvement a bien su digérer les violences subie à Gênes et même les polémiques internes et qu'il en est ressorti renforcé. La guerre non plus ne semble pas avoir eu un effet démobilisateur, même si l'on peut s'interroger sur les raisons d'une certaine incapacité globale des multitudes (à quelques exceptions près comme en Italie) à mobiliser et à produire un discours contre la guerre ayant un certain écho dans les opinions publiques européennes. La volonté de certains de ne pas en faire une question centrale dans la bataille contre l'idéologie et le renforcement des politiques néo-libérales ? L'incapacité de voir cette guerre en dehors des canons classiques d'une interprétation en termes d'impérialisme américain ? Le fait d'accepter le piège de devoir choisir son camp ? La proposition des sempiternelles méthodes d'action pour exprimer le dissensus (l'accumulation de manifestations n'ayant pour seul objectif de montrer l'opposition à la guerre sans une grande recherche communicationnelle et objectifs à atteindre, certes partiels, comme l'insoumission, la désobéissance et la désertion à la logique de guerre ) ? L'incapacité ou la non-volonté de se doter d'un espace de débat et de propositions contre celle-ci ? Certainement, ces raisons ont toutes leur validité, et d'autres pourraient s'y ajouter et il serait opportun que cette grave carence soit l'objet d'une réflexion individuelle et collective surtout lorsque l'on voit les conséquences directes de la guerre aussi bien sur le plan global que local : la gestion de la force par l'Empire comme moyen pour annuler les contradictions, non seulement par l'envoi des troupes sur le terrain mais aussi par la mise en place d'un arsenal juridique visant à annihiler toute forme d'expression s'opposant à sa logique, démontrant si nécessaire sa volonté d'anéantir tout espace de dialectique politique et sociale.

Mais retournons à Bruxelles. La dynamique des mobilisations précédentes s'est aussi vérifiée au niveau de la présence des jeunes. En effet, à Bruxelles, et c'est sans doute l'aspect le plus positif, de nombreux jeunes (adolescents) ont participé aux manifestations. Ceci signifie bien la vitalité de ce mouvement et sa capacité d'attraction allant à l'encontre des pathétiques analyses voulant affirmer que les jeunes déserteraient la politique.

Polyphonies, cacophonie ou surdité ?

Par contre si l'on s'arrête sur le contenu des revendications de la manifestation et surtout sur les modalités de communication utilisées on peut penser que Bruxelles n'a pas été un laboratoire (au sens d'expérimentation), voire même un recul partiel par rapport à Gênes. Les manifestations n'avaient aucun autre but que de parcourir la ville, sans même se doter de fantaisie, d'envie de lancer des messages forts. Si l'on prend celle du vendredi, la seule qui a réuni presque toute les galaxies du mouvement, chacun défilait sous ses drapeaux, avec ses codes et ses langages, sans une grande volonté d'échange, de contamination. En se mettant à la place d'un individu n'appartenant à aucun groupe, il était difficile de capter le message de cette manifestation mais surtout d'y voir un mouvement, bien entendu et fort heureusement avec ses différences de parcours politique, culturel, identitaire, etc. en mesure d'échafauder une méthodologie où la recherche du conflit et du consensus permette l'extension de ce mouvement. Moins que polyphonies, il s'agissait sans doute de cacophonies, sinon de surdité !

Et cette sensation s'est révélée encore plus forte le samedi. Le choix de trois manifestations, dont deux (nous reviendrons plus loin sur la « Street parade »), celle pour la paix et celle des anars, avaient pour objectif bien précis de témoigner des différences, est éloquent. Plus que démontrer les différences, elles semblaient vouloir indiquer deux hypothèses séparées qui se présentaient (comme des candidats se présentant aux élections !) à l'ensemble du mouvement et que celui-ci aurait du choisir. Résultat, le mouvement n'a pas choisi, il s'est abstenu ! En effet, ces manifestations n'ont vu la participation que des militants de chaque camp et n'ont pas réussi à attirer les gens non-organisés, ou si peu… Ceci doit faire réfléchir, non seulement ceux qui ont fait le choix de la séparation, mais l'ensemble des multitudes. Car si Gênes, ou même Prague, avaient proposé plusieurs parcours, plusieurs affinités celles-ci avaient dans leur quasi-totalité communiqué entre elles, défini un objectif en commun. Là non, la séparation était omniprésente.

Et cette séparation comporte plusieurs risques dont celui, notamment, de s'opposer en factions, de revendiquer l'exclusivité de la légitimité du mouvement et de l'hégémonie et du contrôle de la rue. Et de là, repart ce discours (car on ne peut pas parler de débats quand les contre-parties s'insultent et ne veulent pas s'écouter !) pernicieux et inutile sur violent/non violent, réformiste/révolutionnaire,…La violence ou la charge révolutionnaire ne se mesure pas en vitrines ou en voitures cassées ! Comme le fait de dénoncer les violences ne donnent pas plus de crédit au mouvement auprès des autorités impériales ! Dans ce contexte, chacune des deux factions tente de criminaliser l'autre : « traîtres pour ceux qui dénoncent la violence », « saboteurs pour ceux qui auraient des pratiques violentes ». Et après, une fois avoir déclamé ces affirmations, que fait-on ?

Encore une fois, n'oublions pas l'objectif de ces mobilisations : rechercher un équilibre entre conflit et consensus. Sans le consensus, toute action, même la plus radicale du monde restera vaine, car isolée, et n'aura donc aucune possibilité de transformer les conditions matérielles et subjectives de l'existant. Sans le conflit, le consensus restera stérile car il ne créera pas un réel rapport de force, il se limitera à représenter une force de lobby ou électorale et nous en connaissons plus que les limites et les perversités !

De ce point de vue, la « Street Parade » représentait le choix le plus intéressant, le plus audacieux. Il s'agissait de se réapproprier la ville – et c'est la raison fondamentale, et non pas une velléité de radicalisme obscurantiste, qui a poussé ses organisateurs à ne pas demander d'autorisation de manifestation ni d'établir un parcours précis (comme l'ont fait les deux autres cortèges). Remarquons qu'encore une fois les pratiques doivent répondre aux objectifs... Et cette réappropriation de l'espace publique s'insérait dans une autre bataille : celle contre la spéculation immobilière et la privatisation des espaces au profit des intérêts économiques – dans le cas précis, les quartiers environnants à la Gare du Midi, celle du Thalys, seraient voués à devenir un énorme quartier d'affaires pour les businessmen européens et ayant comme première conséquence l'expulsion des habitants de ce quartier à grande majorité immigrés comme nous avons pu le vérifier lors de la « Street ».

Cette manifest/action fortement festive voulait donc lancer un message fort à la ville et à ses habitants contre le projet économico-urbanistique voulu par les puissants de l'Europe et de la Planète. Le choix des deux autres cortèges de se rallier à cette initiative était en soi un point ultra positif, une manière de retrouver un objectif commun et de casser cette fermeture, cette séparation. Mais en réalité, cela n'a pas fonctionné. Ceux du cortège de la paix sont arrivés bien peu nombreux. Le cortège des anars est arrivé en masse mais a fait bloc, ne s'est pas réellement dissout dans la « Street ». Et là est rentré en jeu un détail pouvant paraître à première vue (c'est le cas de le dire...) dérisoire mais qui a provoqué son effet. Le look ! Non il ne s'agit pas d'une thèse sociologique mais bien d'une réflexion sur la capacité de communication et de contamination. On se souviendra qu'à Gênes, les « Tute bianche » avaient décidé de ne pas endosser leurs « fameuses » combinaisons blanches afin de ne pas donner la sensation à ceux qui viendraient à leur point de rendez-vous de devoir être assimilé à eux. Les « Tute bianche » avaient alors parlé d'ouverture, ils avaient remis en cause une identité forte pour favoriser l'extension du mouvement et de la pratique de la désobéissance. Il ne s'agit pas ici de faire l'apologie de ce mouvement, il s'agit d'affronter le problème de la capacité de dialoguer avec les autres composantes de la multitude.

Or, de par leur look, les participants à la manifestation anar ont bien imposé cette sensation de séparation. Il est bien évident qu'il ne leur était pas demander de s'habiller en rose, ou en jaune ! Mais pourquoi le maintien sur de nombreux visages, de cagoules et de foulards. Ces détails vestimentaires sont des outils pour ne pas se faire reconnaître ou sont-ils des ustensiles appartenant à la panoplie de « Black Bloc » ? Dans le premier cas, leur usage est fort compréhensible et même nécessaire lorsque l'on veut avoir une pratique illégale mais cette pratique n'avait pas lieu d'être vu les intentions annoncées par les organisateurs de la « Street ». Et si certains pouvaient risquer d'être reconnus par la police alors il était préférable pour eux de ne pas traîner dans les rues pour éviter tout risque d'être repérés (comme certains hélas ont pu en faire l'expérience). Dans le deuxième cas, cela pose réellement un problème car le fait de mimer la conflictualité est d'une part inutile mais d'autre part crée une mythologie de la violence. Le look para-militaire ne devrait en aucun cas appartenir à des groupes ou individus qui se disent opposés à l'autoritarisme, au machisme...

Cet attachement à se différencier si fortement n'a que des effets négatifs : il crée un phénomène de ghettos pour ses auteurs et facilitent ainsi la tache à ceux qui voudraient affirmer qu'il ne font pas parti de ces mouvements. Mais il a aussi un effet contre-productif par rapport à ceux que les autres, et dans ce cas les organisateurs de la « Street » (je ne parle pas pour eux mais comme je l'ai ressenti personnellement) avaient comme but : ouvrir un parcours et un dialogue avec les habitants de ce quartier. Or les habitants ont plutôt été interloqués voire craintifs à la vue de visages couverts et camouflés ; sans parler de certains individus munis de barres de fer... Le seul fait d'ailleurs d'exhiber une arme et ne pas s'en servir en dit long sur la démarche de leurs auteurs et en plus vu le contexte pourquoi quelqu'un aurait du utiliser une barre : pour casser un petit commerce, quelques voitures ? Quel acte héroïque et utile pour lutter contre le capitalisme vu les circonstances déjà rappelées précédemment ! Pour en revenir au « simple » accoutrement, il faudra bien que ceux qui ont fait ce choix s'interrogent sur leur démarche car il n'est pas pensable qu'ils n'aient pas envie de communiquer avec ce type de populations avec qui et pour lequel, souvent, ils mènent des batailles.

Pour le reste, la « Street » a en grande partie rempli sa mission. Elle a su s'imposer aux autorités malgré des moments de tension et a créé un espace temporaire autonome. Elle aurait pu être plus communicative auprès des habitants mais le seul fait d'avoir traversé ces quartiers et de rendre visible la contestation aura sans aucun doute des répercussions positives pour tous ceux qui ont le projet de s'opposer à la privatisation de ces quartiers.

La fin d'un cycle !

Nombreux ont été ceux qui, comme moi, ont pensé et affirmé qu'après Gênes le cycle des mobilisations globales était d'une certaine façon terminé. Ou du moins que la méthodologie mise en oeuvre, à savoir sommet des puissants et contre-manifestations, était une pratique et une signification dépassées, ou du moins à réinventer. Gênes ayant représenté le sommet de la contestation, et en même temps ayant démontré ses limites, il fallait repenser les modalités de la contestation. Instinctivement, le nouveau parcours semblait identifier un retour aux luttes locales afin de consolider les protestations globales et de les enrichir. Les journées de Bruxelles telles que nous les avons analysées semblent correspondre à cette hypothèse. N'ayant pas su ou pu proposer un saut qualitatif, celles-ci ont bel et bien confirmé qu'il était nécessaire de réinventer un autre parcours.

On ne peut pas se contenter, en effet, de dire que les mobilisations de Bruxelles ont amené bien plus de personnes que celles de Nice. Au delà de la quantité, il ne s'agit pas d'un passage paradigmatique mais bien au contraire une reproposition de vieux schémas voulant uniquement additionner les contestataires. Le retour au local n'est pas la négation du global mais la réelle volonté de le qualifier. Par exemple, si l'on veut réellement affronter le nouveau dispositif législatif européen sur le terrorisme, il est nécessaire de construire un antagonisme local ayant la capacité de produire conflictualité mais aussi de conquérir un certain consensus auprès des populations locales. D'autre part et sur le plan de la subjectivité, nous ne devrions plus uniquement répondre au calendrier fixé par l'Empire mais bien être en mesure de définir les moments et les contenus de la contestation. Celui-ci deviendrait ainsi l'expression des luttes réelles et des réalités qui les supportent.

La répression policière et juridique

Bruxelles aura par contre était un laboratoire du point de vue de la gestion de l'ordre public et nous ne pouvons pas ne pas en tirer des leçons. La volonté des forces de l'ordre, et donc des autorités, a être très peu visibles dans la plupart des cas (hors mis le samedi lors de la « Street ») est à noter. Ceux-ci se sont montrés le plus souvent à la fin des cortèges ou du moins quand ils estimaient que les manifestations devaient se dissoudre. Dès lors, le déploiement démesuré des forces voulait démontrer la capacité de contrôle du territoire et l'arrogance du pouvoir. Qu'il s'agisse de l'encerclement de « Tour et Taxi » ou de la manifestation des anars. L'usage, ou du moins dans la plupart des cas, le seul fait de mettre en première ligne les canons à eau (avec ce froid...) participait, avec la technique d'encerclement, à ne donner aucune solution aux manifestants : les heurts auraient été dramatiques pour ces derniers et sans aucune chance d'être à leur avantage. Lors des encerclements, la police acceptait que les manifestants sortent de l'espace quadrillé à condition d'être fouillés.

Cette procédure a permis notamment lors de la « Street » à ce que de nombreux manifestants, refusant le risque d'affrontement, quittent la « Street ». Toutefois, dans ce cas précis, la tactique n'a pas fonctionné car nombreux ont été ceux qui ont rejoint la « Street » une fois que le barrage des flics ait été levé. Sinon les autorités ont pris le parti d'accepter quelques bris de vitrines ou de voitures (marginaux en fait) préférant ne pas aller au contact direct avec les manifestants durant le déroulement des cortèges. Par contre, ils se sont appliqués à repérer ceux qu'ils jugeaient être les auteurs de ces actes pour tenter de les arrêter par la suite, en marge des manifestations. Certains ont donc subi ce sort et certainement la plupart d'entre eux n'avait pas participé aux délits pour lesquels ils se sont vus arrêtés.

Les frontières étaient contrôlées sans toutefois que Schengen ne soit levé. A ce sujet, on a pu noter la grande coopération entre les polices européennes en particulier entre les allemands et les belges, à la frontière dans les environs d'Aix-La-Chapelle.

Le recours à l'expulsion systématique des étrangers pris par les forces de l'ordre, qu'ils aient d'ailleurs commis ou non un délit, et même d'ordre administratif, en dit long sur la valeur accordée à l'appareil législatif par les autorités impériales. En effet, on peut s'interroger sur la validité juridique de ce type de pratique consistant tout simplement à expulser les indésirables sans toutefois les poursuivre juridiquement. Toujours est-il que cette pratique a été une constante pendant toute la semaine. Certains étrangers (deux australiens) se sont même retrouvés internés en centre fermé (les centres de rétention pour les sans papiers) avant de devoir être expulsés vers leurs pays. Cette pratique très fluide de la répression a interdit la plupart du temps aux manifestants de se mobiliser pour obtenir la libération des interpellés. Elle a aussi eu comme effet de ne pas cristalliser l'opinion publique sur la répression, tout comme le refus de contacts physiques et violents en masse avec les manifestations.

Le « Legal Team » a été une cible privilégiée des autorités démontrant ainsi que la présence de professionnels du droit était pour elles un réel souci ; ceci ne faisant que confirmer l'illégalité des mesures prises.

Les outils de la répression ont donc pris un nouveau pli. Certainement, cela dépend en grande partie du pays « accueillant » les manifestations mais on peut penser que le refus du contact et de la violence physiques soit un choix plus général afin d'éviter que l'opinion publique soutienne encore plus les mouvements de protestation. On pourra le vérifier prochainement, en février, à Munich lors du sommet de l'Otan ou un peu plus tard à Barcelone pour le sommet européen. Entre temps, espérons que les mouvements de dissensus à la logique impériale se développent fortement sur le plan local et qu'une dynamique de l'insoumission et de la désobéissance sociale s'intensifie un peu partout dans notre vieux continent.

Copyright © 2002 Ludovic Prieur. Les copies conformes et versions intégrales de cet article sont autorisées sur tout support pour peu que cette notice soit préservée.