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La Croix-Rouge est bonne, mais l'Amérique est meilleure
by un commando « Critique immuable » Monday December 17, 2001 at 12:03 AM

Oyez ! Oyez ! Voici un texte écrit par un combattant d'élite mobilisé pour la nouvelle opération de réflexion radicale : « Critique immuable ». N'hésitez pas à vous rendre aux quartiers généraux de la résistance de la raison : www.critiqueimmuable.org. Le texte qui suit porte sur le bombardement de l'entrepôt de la Croix-Rouge en Afghanistan par les forces armées américaines le 16 octobre 2001.

Après que les forces américaines se soient fait tirer l'oreille pour confirmer qu'elles avaient bombardé un entrepôt de la Croix-Rouge en Afghanistan le 16 octobre, le président Bush s'est cru autorisé d'en remettre dans le but de minimiser l'erreur. À cette fin, il a dit que son pays est de toute manière le plus grand pourvoyeur d'aide humanitaire... La maladresse proverbiale de Bush en matière de propagande est à son comble dans cette remarque qui se voulait seulement incidente mais qui est d'une obscénité innommable. Je ne déclinerai pas les faits susceptibles de conforter l'indignation devant un tel mensonge. Mais je vais dire un mot sur l'arrogance de la puissance américaine qui veut nous faire croire que le parachutage opportuniste de beurre d'arachide et de confiture en Afghanistan peut se comparer le moindrement à l'assiduité et au désintéressement relatifs depuis des années, non seulement de la Croix-Rouge, mais de multiples institutions humanitaires.

À la différence de celle des Américains, les initiatives humanitaires cherchent à distribuer les denrées nécessaires à l'apaisement de la faim sans s'enorgueillir particulièrement de leur puissance de don. Généralement, ceux qui mettent sur pied de telles initiatives trouvent justement qu'ils n'ont pas assez de cette puissance devant l'ampleur de ce qui est à accomplir, et qui ne se mesure qu'à ce qui est nécessaire pour la survie des humains. Cela étant dit, ces organismes humanitaires préféreraient ne pas être obligés de revendiquer la puissance nécessaire pour apaiser la souffrance. Et jamais n'affirment-ils que cette puissance, dont ils déplorent le manque, serait en elle-même source de contentement. C'est exactement le contraire chez les Américains et l'obscénité de la remarque de Bush en fait état. Par cette remarque, Bush et l'Amérique montrent clairement qu'ils ne donnent que pour jouir de la puissance de leur geste de don, sans même quelque égard aux besoins effectifs des souffrants. Les mesures dites humanitaires des Américains ne sont que l'expression purement symbolique du pouvoir immédiat de réquisition et de déploiement de l'aide vers l'autre, et le contentement américain, dans la mesure même où la mission ne remplit pas sa promesse et que cela ne peut échapper aux Américains, relève de la jouissance perverse.

On me dira qu'une telle évaluation de type psychopathologique est simplement revancharde. Soit. Soyons plus généreux : tentons une interprétation religieuse du geste humanitaire américain. Car de toute évidence, il ne peut s'agir d'une tactique visant le ralliement des civils afghans - et de leurs sympathisants musulmans à travers le monde - , à la cause de l'« éradication du mal taliban ». Des oublis et incongruités sont là pour en témoigner, notamment le danger, dont nous avons été alertés par les organismes humanitaires, encouru par les gens qui veulent récupérer la nourriture dans les champs de mines, ainsi que le fait que cette nourriture ne soit pas une nourriture de survie, mais en fait des rations « happy meal » qui servent usuellement à « contenter » la gourmandise des jeunes Américains.

L'opération peut cependant être vue comme une opération d'éradication de toute montée de culpabilité et de doute chez les Américains. Bush, tout à fait conséquent, a rapidement invité les enfants de l'Amérique à donner non pas 10 sous mais un gros dollar afin que l'Amérique puisse continuer à livrer des friandises par les airs. S'il est possible de convaincre des enfants qu'ils font leur juste part ainsi, Bush recommandent cependant aux adultes de l'Amérique, pourtant derrière lui à 90 %, d'acheter des indulgences - ce qui est très étonnant dans l'Amérique si protestante. « We'll bomb them and we'll feed them », a déclaré le président américain à ses concitoyens... Il est assez difficile de voir là une manifestation du génie de la propagande. En effet, qui pourrait avaler que l'opération « beurre d'arachide » soit stratégique quand tout est mis à plat ainsi ? Nous sommes contraints de penser qu'à l'instar de la remarque sur la puissance généreuse de l'Amérique, le message d'une simplicité mystique « We'll bomb them and we'll feed them » - dont la logique boiteuse commande l'humilité du fidèle devant ce qui semble être l'expression de la raison impénétrable de la volonté divine elle-même - s'adressait directement à l'intimité religieuse qui lie entre eux tous les Américains.

Acheter des indulgences n'empêche cependant pas de jouir de la puissance infinie de Dieu sur terre qui commande que l'on bombarde et que l'on nourrisse les mêmes personnes. Il était impossible que le don américain ne soit pas l'objet d'une jouissance pour le peuple élu et, en l'occurrence, ce n'est certainement pas la destruction d'un peu de riz de la Croix-Rouge qui allait troubler la fusion mystique de la communauté américaine. C'est peut-être là la conviction inavouable du président Bush qui l'a mené à affirmer avec une parfaite désinvolture que l'Amérique est aussi un « blockbuster » de l'humanitaire. Parce que l'Amérique agit au nom de Dieu, elle n'a pas à s'excuser et à dissiper, auprès de ceux qui reconnaissent la convention de Genève, quelque doute que ce soit sur l'agression de la Croix-Rouge dont la neutralité est en principe assurée par la convention. Quand Bush affirme : « America is good », cela veut dire que « Goodness is America » ; et si la Croix-Rouge est bonne, l'Amérique est meilleure.