Le facteur Dieu (José Saramago) by José Saramago Monday October 29, 2001 at 09:37 AM |
Extraits du texte "Le facteur Dieu" de José Saramago, prix Nobel de littérature et engagé dans de nombreuses luttes.
Le facteur Dieu
Quelque part en Inde. Une rangée de canons est en position de tir. Un homme est attaché à la bouche de chacun d'eux. Au premier plan de la photo, un officier britannique va donner l'ordre de tirer. Nous ne disposons pas d'images de l'effet des tirs, mais même la plus obtuse des imaginations pourra voir des têtes et des troncs dispersés dans le champ de tir, des restes sanglants, des viscères, des membres amputés. Les hommes étaient des rebelles.
Quelque part en Angola. Deux soldats portugais soulèvent par les bras un Noir qui n'est peut-être pas mort, un autre soldat empoigne une machette et lui sépare la tête du corps. Ca, c'est la première photo. Sur la seconde, la tête est déjà coupée et enfoncée dans un pieu et les soldats rient. Le Noir était un guérillero.
Quelque part en Israël. Pendant que quelques soldats israéliens maîtrisent un Palestinien, un autre militaire lui casse les os de la main droite à coups de marteau. Le Palestinien avait jeté des pierres.
Etats-Unis d'Amérique du Nord, ville de New-York. Deux avions commerciaux américains détournés par des terroristes liés à l'intégrisme islamique se lancent contre les tours du WTC, qui s'écroulent. Un troisième avion cause d'énormes dégâts à au Pentagone, symbole du pouvoir belliqueux des Etats-Unis d'Amérique du Nord. Les morts ensevelis sous les décombres, réduits en miettes, se comptent par milliers. (...)
Mais tout est déjà connu par les images arrivées de ce Rwanda-d'un-million-de-morts, de ce Vietnam cuit au napalm, de ces soldats irakiens ensevelis vivants sous des tonnes de sable, de ces bombes atomiques qui calcinèrent Hiroshima et Nagasaki, de ces crématoires nazis vomissant des cendres, de ces camions se vidant de cadavres comme on traite les immondices. On mourra toujours de quelque chose, mais nous ne comptons plus les êtres humains morts des manières les plus atroce, inventées par d'autres hommes. Une des plus criminelles, la plus absurde, c'est celle qui, depuis la nuit des temps et des civilisations, a ordonné de tuer au nom de Dieu. (...)
Néanmoins, Dieu est innocent. Innocent comme quelque chose que n'existe pas, qui n'a pas existé et n'existera jamais. (...) Je pense que les Dieux n'existent que dans le cerveau humain, qu'ils prospèrent ou dépérissent dans le même univers qui les a inventés. Mais le "facteur Dieu" lui est présent dans la vie comme s'il était son maître et son seigneur. Ce n'est pas un Dieu mais le "facteur Dieu" qui s'exhibe dans les dollars et se montre dans des affiches demandant la divine bénédiction pour l'Amérique (celles des Etats-Unis, pas l'autre). Et c'est le "facteur Dieu", en qui le Dieu islamique se transforma, qui projeta contre les tours du WTC les avions de la révolte contre les mépris et de la vengeance contre les humiliations. On dira qu'un Dieu a semé des vents et qu'un autre à répondu par une tempête. Mais ce ne furent pas eux, pauvres Dieux, ce fut le "facteur Dieu", qui a toujours corrompu la pensée et ouvert la porte aux intolérances, qui ne respecte que sa doctrine, qui, après avoir prétendument transformé la bête en homme, a fini par faire de l'homme une bête. (El Pais, 19 septembre)