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Turquie: un brin de contexte
by AlterEcho Friday September 14, 2001 at 05:33 PM
alterecho@brutele.be

Voici deux extraits de l'émission de radio AlterEcho qui sont susceptibles de fournir un éclairage sommaire sur la question des prisons de type F et les grèves de la faim qui s'ensuivent.

AlterEcho du 29 novembre 2000

La Turquie, superbe pays touristique aux mille paysages enchanteurs et où l'hospitalité n'est pas un vain mot. Ce joli pays s'apprête à accéder, d'ici quelques années, à l'Union européenne. Ce n'est pas encore fait, mais l'accord de principe existe.

Pourtant, ce joli pays a quelques petits côtés moins ragoûtants. Tout le monde sait que la minorité kurde vit dans des conditions difficiles ou plutôt, pour laisser tomber la langue de bois, est victime d'un génocide culturel. La moindre affirmation de l'identité kurde est un crime lourdement réprimé, et les victimes de cette répression disparaissent dans des prisons au sein desquelles les droits de l'homme sont un gros mot.

Difficile de savoir si c'est précisément parce que la Turquie s'apprête à entrer dans l'Union européenne, en tout cas je n'ai pas vu dans nos médias ces dernières semaines un seul article consacré à ce qui s'y passe actuellement. Evidemment, on ne peut pas tout lire, et si vous avez aperçu un article à ce sujet, vous pouvez toujours m'envoyer un mail. Ce qui s'y passe actuellement, c'est une grève de la faim massive dans plusieurs prisons du pays. Depuis le 20 octobre, soit plus de 5 semaines, 816 prisonniers politiques mènent dans leur prison une grève de la faim au finish. La raison de leur grève de la faim, c'est la construction depuis 2 ans de nouvelles prisons de type F, c'est-à-dire des prisons composées uniquement de cellules d'isolement. Dans la situation actuelle, les droits élémentaires des prisonniers politiques turcs sont bafoués au quotidien. Les disparitions, les tortures et le refus de soins médicaux sont régulièrement rapportés par des organisations de défense des droits de l'homme, mais cela n'étonne plus personne. Les prisonniers ne tiennent le coup que grâce au soutien mutuel et à l'entraide. Dans ces nouvelles prisons de type F, cette dernière résistance sera inéluctablement brisée, et il n'y aura plus de témoins pour rapporter les tortures et autres maltraitances.

Récemment, un congrès a rassemblé en Turquie des orateurs qui jouissent d'une grande autorité morale, comme l'ancien procureur de la prison d'Istanbul et plusieurs professeurs de droit turcs, ainsi que les familles de prisonniers politiques. Ce congrès a mis en évidence la situation totalement illégale du système judiciaire turc. La loi anti-terreur, par exemple, qui date de 1991, est en contradiction avec la constitution turque. Elle permet notamment d'arrêter des personnes sans aucune preuve et de les traîner devant n'importe quel juge. Il faut dire que les termes de cette lois sont définis de façon suffisamment large pour l'appliquer à n'importe qui de façon totalement arbitraire. Cette loi définit notamment le terrorisme comme "toute action entreprise par une ou plusieurs personnes appartenant à une organisation qui a pour but de changer les caractéristiques de la république ou son système politique, juridique, social ou économique". Autant dire qu'en vertu de cette loi, un parti politique est déjà une organisation terroriste. Lors du même congrès, l'ancien procureur de la prison d'Istanbul a contesté la légalité de son ancienne fonction, qui n'a aucune base juridique. Lorsqu'il était procureur de la prison, il avait plaidé pour un traitement plus humain des prisonniers, suite à quoi ses supérieurs l'avaient démissionné.

Bref, la Turquie est un pays où l'arbitraire règne en maître. Le problème, c'est que c'est également un pays allié à l'Occident, où les Etats-Unis possèdent même des bases militaires. Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner si on ne lit pas dans la presse, ou sous la plume de certains philosophes de l'humanitaire, d'informations critiques sur le régime turc. Seulement, dans quelques années, cette même Turquie fera partie de l'Union européenne, et il ne faudra pas s'étonner à ce moment-là de se retrouver avec un allié particulièrement embarrassant. Les politiciens européens feraient bien de se mêler de ce qui les regarde avant qu'il ne soit trop tard. Seulement, s'ils se contentent de leurs médias traditionnels pour s'informer, ils risquent bien de ne pas voir où est le problème.

 

AlterEcho du 10 janvier 2001

En Turquie aussi, les choses ont bougé ces dernières semaines. Fin novembre, je vous avais parlé d'une importante grève de la faim dans les prisons turques. 816 prisonniers politiques étaient décidés à aller jusqu'au bout pour protester contre les nouvelles prisons de type F, qui sont composées de petites cellules de 1, 2 ou 3 personnes au lieu des grands dortoirs actuels où l'entraide et le soutien mutuel sont le seul moyen pour les prisonniers de tenir le coup psychologiquement. Déjà dans les conditions actuelles, les prisonniers sont soumis à des tortures et humiliations constantes, il y a même des exécutions sommaires, alors on imagine ce que ça pourrait donner dans les prisons de type F. De plus, une délégation d'Amnesty International qui a pu visiter le chantier d'une de ces prisons au mois de juin dernier, a émis les plus grandes réserves quant à la conformité de ce genre de prison aux normes internationales.

Lorsque je vous avais parlé de cette grève de la faim, la presse de chez nous n'avait pas encore découvert le sujet, pas assez porteur sans doute. Trois semaines plus tard, alors que la grève de la faim durait depuis près de 60 jours, c'était l'éruption, dans tous les sens du terme. Le 19 décembre, l'armée turque donnait l'assaut sur vingt prisons touchées par la grève de la faim, faisant au minimum 29 morts parmi les prisonniers. Du coup, la presse découvrait l'affaire, pour en parler à grands coups de communiqués officiels turcs et diffuser des images tournées et sélectionnées par l'armée turque. La réaction internationale a été du même acabit, d'une mollesse qui n'a d'égale que la poigne de nos amis turcs. Le communiqué par lequel la Commission européenne exprimait sa préoccupation est tout à fait révélateur. 'La Commission européenne est préoccupée par les événements en Turquie et appelle toutes les parties en présence à faire cesser la violence et à chercher une issue positive au conflit dans les prisons.' Déjà, lorsqu'on entend un communiqué de ce genre sur la situation en Israël, ça choque. Mais là, c'est carrément comme si on demandait aux lapins et aux chasseurs d'arrêter toute cette violence mutuelle et de se mettre à table pour trouver une solution au problème de la chasse.

Comme le souligne le journaliste flamand Ludo De Brabander sur Internet, on a l'habitude de ce genre de mollesse face à la Turquie. L'Europe n'a jamais vraiment réagi à la guerre contre le PKK, qui a déjà fait 40.000 morts. Pire, les incursions successives de la Turquie dans le nord de l'Irak ne lui valent même pas un mot de reproche. Et pour cause, la Turquie reste l'un des meilleurs clients des marchands d'armes d'Europe et d'ailleurs. La Belgique, avec sa nouvelle politique étrangère à la sauce droits de l'homme signée Louis Michel, n'a même pas officiellement réagi à la boucherie dans les prisons. Le même Louis Michel n'a jamais annoncé qu'il n'irait plus jamais se faire dorer la panse sur les plages turques, alors que l'extrême-droite partage le pouvoir en Turquie depuis la mi-99. C'est vrai que s'il devait avoir de la suite dans les idées, le pauvre Louis ne pourrait plus prendre de vacances nulle part. Bref, le carnage en Turquie n'a pas fait beaucoup de vagues.

Pourtant, chez nous, une commission d'enquête s'est rapidement constituée pour aller voir ce qui s'était passé. Elle a été formée par l'organisation People's Rights Watch, et elle comprenait, outre le président de la branche belge de l'organisation, deux médecins, une avocate mandatée par la Ligue des droits de l'homme et deux députées, l'une d'Agalev et l'autre de la Volksunie. Cette commission d'enquête a pu rencontrer des anciens détenus, des familles de détenus, dont certains ont tout simplement disparu lors de l'assaut de l'armée, des avocats de détenus, des représentants de l'association turque des droits de l'homme, des témoins direct de l'assaut, bref, beaucoup de monde. Beaucoup de monde, mais aucun officiel. Pourtant, le ministère belge des affaires étrangères avait envoyé un fax à son pendant turc pour faciliter les choses, mais apparemment ça n'a rien facilité du tout. Il faut dire aussi que les membres de la commission d'enquête se sont plaints également de l'indifférence du consulat belge sur place.

Les conclusions de cette commission remettent en cause le discours officiels sur les récents événements dans les prisons et sont accablantes pour la Turquie. Je vous propose d'écouter quelques extraits de la conférence de presse que les membres de la commission ont tenue le 3 janvier dernier. Tout d'abord un extrait de l'intervention de maître Emmanuel Leclercq, président de People's Rights Watch Belgique, puis Geert Van Moorter, un médecin flamand, et enfin un extrait d'interview d'Isabelle Wirtz, avocate au barreau de Bruxelles mandatée par la Ligue des droits de l'homme pour cette commission d'enquête.

écouter les extraits de la conférence de presse de PRW, 7'28

Une commission d'enquête officielle s'impose en effet concernant cette affaire, mais devant les réactions que suscite la barbarie turque, comment imaginer sérieusement qu'elle existe un jour ? D'autant plus que la presse, elle non plus, ne s'est pas beaucoup émue de cette histoire. Sur la délégation de PRW, pas un mot à première vue dans Le Soir, et seulement un petit article dans La Libre Belgique, un article qui vaut la peine d'être analysé d'un peu plus près. Dès l'avant-titre, le ton est donné : 'PRW, d'extrême gauche, accuse les autorités d'atrocités'. L'article est divisé en trois parties. Dans la première, Geneviève Delaunoy rappelle sommairement l'affaire et explique l'histoire des fax échangés entre les ministères des affaires étrangères. Ensuite, la partie la plus longue de l'article situe, de façon très détaillée et fort critique, l'association PRW. On apprend que son président est un ancien mandataire PSC, reconverti selon ses propres dires dans la gauche radicale. On apprend aussi que PRW regroupe notamment des gens d'Ecolo, du PS, et du PTB, tout en étant indépendant de tout parti. Geneviève Delaunoy rassemble ensuite tout son sens critique pour s'étonner du fait que le nom de l'association ressemble de trop près à celui de Human Rights Watch, mondialement connue. Pire, avant ça, PRW s'appelait Prisons Watch International, alors qu'il existait déjà un Observatoire international des prisons. 'Curieux,' écrit-elle, 'cette similitude dans les noms, qui crée la confusion des genres et brouille la lisibilité des actions sur le terrain.' Autre objet de suspicion : le mandat de la Ligue des droits de l'homme. PRW dit avoir reçu mandat de la LDH, écrit la journaliste. Or, poursuit-elle, renseignements pris, ni le directeur ni le président de la LDH n'ont donné mandat à PRW. Elle explique ensuite que c'est dû au départ dans l'urgence de la commission, et que c'est en fait un seul des 24 administrateurs de la Ligue qui aurait donné son aval, alors que le règlement interne stipule qu'en cas de situation urgente, il faut impérativement que trois responsables décident. 'Malentendu ou désinformation ?' se demande-t-elle.

Finalement, il ne lui restait plus beaucoup de place pour parler du principal, à savoir les conclusions de la commission d'enquête, qu'elle répercute en trois phrases, pas une de plus. Elle qualifie même ces conclusions de 'sévères' ; non pas 'accablantes', ou 'choquantes', mais 'sévères' pour ce pauvre état turc qui a déjà assez de mal comme ça à préserver l'ordre public sur son territoire.

D'un côté, on pourrait se réjouir de voir exceptionnellement une journaliste faire preuve de sens critique. Seulement, une fois de plus, on s'aperçoit que ce sens critique s'exerce à sens unique, puisque les crimes turcs sont rappelés de façon tout à fait laconique et ne sont absolument pas mis en perspective, et que l'article sert finalement plus à tirer sur le messager qu'à répercuter son message. On nous dit ceci et cela, mais attention, attention, bon peuple, le messager est de gauche.

On a également appris récemment que le FMI et la Banque mondiale ont décidé d'octroyer à la Turquie un soutien financier de 11 milliards de dollars, soit environ 500 milliards de FB, afin de conjurer la menace d'une crise financière. En échange, l'état turc doit réformer le secteur bancaire et accélérer les privatisations. Turk Telecom et Turkish Airlines ont déjà été partiellement privatisés, et ce sera bientôt le tour du secteur de l'électricité, tout cela au grand enchantement des investisseurs occidentaux. Une seule absence dans les conditions, le FMI et la BM oublient complètement de parler du poste qui grève le plus sévèrement le budget de la Turquie, j'ai cité la défense nationale. En 1999, plus de 10% du budget turc était alloué à la défense. En l'an 2000, cette dépense représentait 6% du PNB, le pourcentage le plus élevé de tous les pays de l'OTAN. Les mauvais esprits y verront un rapport avec le fait que ce budget sert en grande partie à acheter en masse des équipements militaires fournis par les marchands d'armes occidentaux, Boeing en tête. Ces équipements militaires servent notamment à violer les droits de l'homme au Kurdistan turc, mais bon, il ne faut pas voir le mal partout. Un conseil que suit d'ailleurs la Libre, puisque je n'ai lu aucun article orné d'un avant-titre du genre : 'Le FMI et la BM, institutions ultra-libérales qui défendent les intérêts économiques occidentaux, octroient des financements massifs à un pays coupable de violations massives des droits de l'homme'. Sens critique d'accord, mais il ne faut tout de même pas exagérer.