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G8: les pièges de Gênes
by Zeno (posted by protesta) Friday July 27, 2001 at 07:54 PM

A Gênes, en plein centre ville, à quelques mètres du palais Ducale, là où a siégé le G8, il existe un bureau bien discret.

C'est en via Dante, dans un immeuble bourgeois, que la section commerciale étrangère des Etats-Unis d'Amérique a élu son domicile. Ces derniers mois l'activité de ce bureau était débordante. Il s'agissait de financer un commerce bien particulier. Celui des informations. Plusieurs jeunes étudiants de la capitale ligure, proches des mouvements antiglobalisation, ont été contactés. Formellement les Américains leur ont proposé un stage universitaire outre-Atlantique. En réalité, ils leur ont offert des dollars en échange d'informations concernant les "activistes anti-G8". Certains étudiants ont rendu public ces étranges propositions commerciales. Mais combien de gens ont été contactés par les services de la CIA? Selon une enquête publiée par l'hebdomadaire italien Panorama en prévision du G8 les services secrets des différents pays riches auraient dépêché au moins 200 agents secrets dans le chef-lieu ligure... Sans compter les forces occultes du ministère de l'Intérieur italien, le Sisde. A cela il faut ajouter les indics dont disposent les carabiniers et la Digos, la police politique. "Parfois ils ont été recrutés lors d'anciennes missions, et maintenant ils leur rapportent ce que se dit aux réunions du mouvement. Mais, en plus les carabiniers et la police ont aussi des 'infiltrés spéciaux'. Ce sont des agents qui depuis des années fréquentent les centres sociaux et les mouvements antiglobalisation. Dans certains cas ils seront même libres de se lancer contre leurs propres collègues en uniformes lors des affrontements", raconte le journaliste Giacomo Amadori de Panorama. Il nous explique sa stupeur quand, au cours de son enquête, il a rencontré un agent infiltré appartenant à la Digos: "Il est absolument insoupçonnable. Il s'est mimetisé avec le look post-punk jusque dans les moindres détails." Et il est là au beau milieu du mouvement.

Pour bien protéger les huit puissants du monde, le gouvernement italien a fait les choses en grand. A côté des 20.000 policiers et carabiniers, 2.700 hommes des troupes d'élite de l'armée ont été envoyés sur les lieux. Les parachutistes de la "Folgore", les marines du bataillon San Marco, les troupes des commandos plongeurs du Comsubin, les spécialistes de la guerre bactériologique, nucléaire et chimique de la division Nbc, le nec plus ultra de l'aviation militaire disposant d'avions de reconnaissance, d'hélicoptères de combat et même d'une batterie de missiles terre-air "Spada". Mais tout cela n'était pas encore suffisant. Il fallait aussi transformer la ville. Il fallait ériger des murs métalliques autour de "la zone rouge". Il fallait édifier la cité interdite. Il fallait que les puissants chefs d'Etat puissent travailler sereinement. Loin, très loin du peuple. Car ils avaient des décisions importantes à prendre. Dans leur miséricorde ils ont, quand même, décrété de combattre le Sida qui ravage l'Afrique. Ils ont fait savoir qu'ils mettaient la main à la poche. Fiers, ils ont dit qu'ils débourseraient un milliard de dollars... ce qui équivaut à un huitième de la somme que va coûter annuellement l'expérimentation du bouclier spatial si cher au jeune Bush!

"Je n'ai jamais vu, en 27 ans de reportage, une ville aussi humiliée et fortifiée comme Gênes. Je n'ai jamais vécu la honte de voir une ville en temps de paix divisée par des grilles, par des barrages, par des patrouilles armées aussi importantes", témoigne Vittorio Zucconi journaliste accrédité auprès du G8 pour le quotidien La Repubblica. Ainsi une ville a été prise en otage au nom du directoire mondial. De l'autre côté du mur, au-delà des grilles de la honte, tout autour de la cité interdite, des milliers de citoyens se sont donné rendez-vous. Ils veulent manifester pour une autre gestion du monde. "La plupart des gens qui luttent contre la mondialisation protestent contre cette impression que leur vie se joue toujours ailleurs que là ou ils sont. Pour ces mouvements c'est le présent qui a de l'importance alors qu'auparavant c'était le futur qui en avait", explique le philosophe Miguel Benasayag dans une interview accordée à Libération. Le mouvement antiglobalisation a plusieurs âmes. A son intérieur il existe aussi une branche, ultraminoritaire, qui est violente. Immédiatement destructrice. Ils sont très jeunes, pour la plupart. Ils pensent qu'il faut casser tous les symboles de la propriété privée. Un de leurs leaders américains, Colin Clyde, déclarait lors de son arrestation à Seattle que: "Avant nous, les protestations étaient terriblement ennuyeuses." Leurs activistes ne sont pas très politisés et toute hiérarchie organisative est, formellement, bannie... Pourtant les "gourous" sont bien là, tels George Katiaficas, professeur au Wentworth Institute of Technology (Massachusetts). "Le Bloc noir est un rassemblement organisé par l'intelligence individuelle", écrivaient-ils dans un communiqué après les affrontements à Seattle. Ils se disent anarchistes, libertaires, ils fonctionnent par "affinités personnelles", et se rassemblent lors des manifestations. Leur finalité est immédiate: c'est l'affrontement. Ils refusent tout programme politique car ils pensent "que seulement en créant le chaos les contradictions capitalistes pourront exploser". Ils sont très facilement manipulables et très perméables aux infiltrations. Depuis Seattle ils ne ratent pas une manifestation antiglobalisation. Tout le monde savait qu'ils viendraient à Gênes.

"Personne ne peut comprendre la folie des manifestants qui se lancent contre la police et les barrières, si on n'a pas vécu le malaise et la folie de se retrouver barricadés, comme les Bourbons à Versailles, derrière des buffets exquis, servi par des légions de valets... Huit personnages discutent chaque année de la pauvreté dans le monde en s'échangeant des cadeaux qui sont autant de gifles à la misère", écrit encore, scandalisé, Vittorio Zucconi depuis la ville interdite. Ce morceau de Gênes qui a été séquestré a cristallisé chez la majorité des militants antiglobalisation, qui sont des pacifistes, le virus du défi. Les représentants du Genoa Social Forum en ont fait une question prioritaire. Il fallait briser cet intolérable interdit. Il fallait "violer la zone rouge". Pacifiquement, bien sûr, mais face à 20.000 policiers anti-émeutes... C'était évident qu'éviter l'affrontement relevait de l'utopie. Le mouvement antiglobalisation s'est pourtant emprisonné dans cet objectif symbolique. Depuis des mois il a concentré une énormité d'énergies non plus à "comment faire avancer des nouvelles propositions alternatives", mais, surtout, à comment... "dépasser la ligne rouge".

Préoccupé par le grand nombre de manifestants, ils étaient plus de 200.000, le gouvernement de Berlusconi a choisi de mettre en oeuvre une stratégie perverse. Ayant peur d'être confrontés à des milliers de citoyens qui assiégeaient la cité interdite, et étant terrorisés de la capacité de cette masse humaine de déchirer les grilles de la honte, et de déferler vers le palais des puissants, les conseillers militaires du "Cavaliere" ont imaginé de créer les conditions afin que des affrontements "préventifs" se produisent. Le plus loin possible de la "cité interdite". Les stratèges du ministère de l'Intérieur ont donc décidé de retirer toute présence militaire du reste de la ville. A part la "zone rouge", Gênes a été abandonnée à son destin. Les services de renseignement savaient qu'un millier d'activistes du "Black bloc" seraient au rendez-vous. Il fallait leur offrir le champ libre, il fallait leur favoriser la tâche. Il fallait qu'ils puissent agir sans "être dérangés". Et, c'est ainsi qu'à part la cité interdite, le reste de la ville de Gênes a été abandonné par les autorités italiennes. Au-delà des grilles et des barrages c'était le no man's land.



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Dans le cerveau d'un Berlusconi, ce choix présentait plusieurs avantages. Tout d'abord il savait que les commandos de "Black blocs" allaient offrir aux médias des scènes de violence et de saccage. Il savait aussi qu'ils auraient choqué les habitants, à qui il avait été vivement conseillé, par les autorités et par certains médias, de rester barricadés chez eux. Ensuite, le "Cavaliere" et son gouvernement allaient tout mettre en oeuvre afin de casser les manifestations du mouvement pacifiste. En prenant prétexte des premières voitures brûlées et des vitrines des banques brisées les "forces de l'ordre" apparaissaient, soudainement, et chargeaient très violemment l'ensemble du cortège lorsque celui-ci se trouvait, vendredi 21 juillet, à proximité de la gare de Brignole. Loin, bien loin de la cité interdite. A partir de là tout a dérapé. Outre les lacrymogènes, la police et les carabiniers on lancé des engins blindés contre les manifestants. Et, pour bien provoquer "la bavure" ils les ont laissés conduire par des hommes inexpérimentés. Face à cette violence, plusieurs contestataires, malgré leurs intentions pacifistes, se sont défendus comme ils ont pu. Et, "les forces de l'ordre" ont répliqué en tirant. A balles réelles. Un jeune de 23 ans a ainsi été tué par un jeune carabinier de 20 ans.

"Au Black bloc, ils leur ont laissé faire ces qu'ils voulaient, à nous, qui défilions pacifiquement, ils nous on tiré dessus", raconte Luca Casarini, leader des centres sociaux. Ne savant pas comment garantir "la sérénité" dans la zone interdite, Berlusconi a choisi de criminaliser tout un mouvement, et pour si faire, la violence programmée du "Black bloc" était pour lui une manne nécessaire. Tellement nécessaire que plusieurs témoins ont même vu, filmé et photographié plusieurs flics déguisés en "anarchistes". C'est un grand classique qui ne se démode pas.

Pour Berlusconi c'était cela la garantie de pouvoir exiler la contestation en-dehors de la cité interdite. Les premiers incidents ont été pour lui le feu vert qu'il attendait pour pouvoir ordonner l'assaut au peuple de Seattle, qui s'est retrouvé lui-même assiégé à l'intérieur d'une ville, prise en otage et offerte au royaume du chaos. Et cela malgré les 200 agents secrets, les 20.000 hommes des troupes anti-émeutes, les 2.700 militaires d'élite, les indics et les "infiltrés spéciaux".

Dans la "cité interdite", au même moment où tombait la nouvelle de la mort d'un jeune manifestant de 23 ans, le porte-parole italien informait la presse que "les chefs d'Etat s'étaient félicités avec Berlusconi pour le déjeuner exquis qu'il leur avait offert".