Gênes, nouveau Seattle? [vers une scission du mouvement "anti-globalisation"] by Eddy Fougier Tuesday July 17, 2001 at 12:12 PM |
Carte blanche parue dans le Soir du mardi 17 juillet 2001 et écrite par Eddy Fougier, chercheur à l'Institut français des relations internationales.
Sommet G8 : Gênes, nouveau Seattle? [titre original]
Le sommet du G8, qui doit se dérouler à Gênes du 20 au 22 juillet 2001, semble être le lieu de convergence de tous les mouvements contestataires de la mondialisation comme l'ont été d'autres réunions internationales, en particulier la conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) organisée à Seattle en novembre-décembre 1999. D'un certain point de vue, Gênes semble être également le sommet de tous les dangers tant pour les autorités italiennes que pour l'avenir du mouvement de contestation lui-même. Ainsi, plus de 100.000 manifestants y seraient attendus - en comparaison, ils étaient entre 40.000 et 50.000 à Seattle -, et parmi eux, plusieurs milliers d'anarchistes. Seattle a marqué une rupture en constituant tout d'abord le révélateur d'un profond mouvement de contestation de la mondialisation qui semble trouver un écho certain auprès d'une grande partie des opinions publiques, notamment autour des thèmes de l'insécurité (économique, sociale, environnementale, alimentaire ou culturelle) et de la redistribution des richesses. Ensuite, les manifestations de 1999 ont agrégé, pour la première fois, la plupart des groupes contestataires autour d'objectifs communs en impliquant en particulier des organisations de masse, syndicats ou organisations de défense des consommateurs.
La contestation de la mondialisation n'est pas née lors de ce sommet. Cependant, la nouveauté de Seattle est donc d'avoir réuni les grands courants de la contestation : les syndicats (AFL-CIO); les mouvements sociaux (mouvements paysans, de défense des « sans » ou anti-sweatshops); les ONG traditionnelles, de défense de l'environnement, des droits de l'homme, du développement du Sud ou des consommateurs (Sierra Club, Friends of the Earth ou Public Citizen); les ONG spécialisées dans la surveillance et l'évaluation de la mondialisation - le processus et ses principaux acteurs, les entreprises multinationales et les institutions internationales - et le lobbying (Global Trade Watch); enfin, des groupes radicaux anticapitalistes favorables à l'action directe (Direct Network Action). Ces groupes se différencient certes par leur stratégie (anti-néolibérale ou anti-capitaliste) et par leur mode d'action. Malgré tout, l'ensemble de ces groupes s'est retrouvé à Seattle sur un objectif commun, celui de faire échouer la conférence ministérielle et d'empêcher l'ouverture de nouvelles négociations commerciales multilatérales.
Seattle s'est donc créé une coalition d'intérêt impliquant des acteurs qui agissaient jusqu'alors chacun de leur côté, comme les syndicats et les ONG environnementalistes, principalement sur la défense de normes sociales et environnementales, mais aussi une certaine collusion d'intérêt entre les groupes contestataires et les groupes radicaux, les actes de violence commis par ces derniers étant plus ou moins tolérés et « utilisés » par les premiers en raison de l'attrait qu'ils suscitent auprès des médias et de l'écho qu'ils peuvent ainsi donner à leurs revendications. Le succès de Seattle, et au-delà l'influence des contestataires, s'explique en large partie par cette agrégation de la masse et de la violence.
Sept dixièmes des Italiens partagent les idées des contestataires
A l'instar de Seattle, les manifestations à l'occasion du sommet du G8 à Gênes pourraient bien constituer un tournant décisif du mouvement de contestation de la mondialisation. La tendance de fond ne sera certainement pas remise en cause. Un sondage récent montre, par exemple, que 72 % des Italiens interrogés partagent les idées des contestataires. La coalition d'intérêt entre les différents groupes reste par conséquent solide, d'autant plus que les syndicats reprennent eux aussi de plus en plus à leur compte le discours critique de la mondialisation. Par contre, la collusion d'intérêt ne semble plus aller de soi. Un certain nombre de voix commencent à s'élever au sein des groupes contestataires pour affirmer que la violence risque de discréditer le mouvement en créant un amalgame dans l'esprit des gouvernements, mais aussi de la population, entre les groupes violents et les autres. Cela a été le cas de Susan George après le sommet de Göteborg ou des groupes aussi importants que Drop the Debt qui envisagent de ne pas se rendre à Gênes si des violences devaient s'y produire.
La montée des inquiétudes est nette en la matière. Elle s'est traduite par l'annulation en mai dernier de la conférence de la Banque mondiale initialement prévue à Barcelone ou par les mesures exceptionnelles de sécurité mises en place en Italie : réunions des chefs d'Etat et de gouvernement sur un navire, fermeture d'une partie de la ville, du port et de l'aéroport durant le sommet, déploiement de militaires. Les menaces de vengeances proférées par les membres de groupes radicaux suite au sommet de Göteborg et le grand nombre d'anarchistes attendus dans la ville italienne laissent craindre le pire. Si les manifestations de Gênes se traduisent par d'importants actes de violences, on pourrait s'orienter progressivement vers une scission du mouvement de contestation entre « modérés » et « radicaux ». Ces derniers pourraient défendre un recours de plus en plus explicite à la violence, d'autant plus que les opérations policières deviennent extrêmement massives (comme à Davos et à Québec) et qu'ils risquent de se trouver de plus en plus marginalisés. Les modérés, de leur côté, pourraient privilégier davantage la recherche d'« alternatives », à travers le processus né lors du Forum social mondial de Porto Alegre, et l'ouverture de discussions avec les institutions internationales. Ce clivage entre radicaux et modérés sur le thème de la violence pourrait également traverser les principaux groupes contestataires comme Attac. En définitive, Gênes pourrait bien être le lieu de la rupture entre la masse et la violence, et d'une remise en cause de l'« efficacité » supposée de cette dernière dans la diffusion du message contestataire et dans son influence sur la politique menée par les gouvernements et les institutions internationales.·
© Rossel et Cie SA, Le Soir en ligne, Bruxelles, 2001