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Henry Kissinger: Un criminel en liberté!
by [posted by Zumbi] Monday July 16, 2001 at 09:30 AM
zumbi500@multimania.com

Milosevic a été arrêté! Mais les criminels les plus notoires de ce siècle jouissent encore d'une réelle impunité. Voici une chronique sur cette affaire d'un journaliste canadien suivie d'une réponse sur les médias et l'impunité.

Henry Kissinger: Un criminel en liberté
Le chroniqueur canadien Richard Martineau est récemment sorti de sa torpeur et a demandé qu'Henry Kissinger soit traduit en justice. Le Collectif de réflexion sur l'air des lampions s'est interrogé sur la façon dont une idée critique se fraie un chemin, de la rue vers l'esprit complaisant des éditorialistes.

Larousse: Kissinger (Henry), homme politique américain (Fürth, Allemagne, 1923). Chef du département d'État de 1973 à 1977, il fut l'artisan de la paix avec le Viêt Nam. (Prix Nobel de la paix 1973.)

Chronique de Richard Martineau, Voir.ca, 24-05-01.

Cette semaine, en page 8, mon confrère Tommy Chouinard brosse le portrait de Richard Kreiger, un ex-employé du Département d'État qui consacre sa vie à démasquer les criminels de guerre réfugiés sur le territoire américain. Révolté à l'idée que ces monstres puissent se la couler douce (tel Armando Fernandez-Larios, un ex-officier de la police secrète chilienne soupçonné d'avoir massacré des dizaines de prisonniers politiques, et qui travaille dans une galerie d'art à Miami!), Krieger se fend en quatre afin qu'ils soient sinon emprisonnés, du moins expulsés.

Krieger est un croisé, un zélé. Il ne sera tranquille 1 juin 2001 God Bless America Par Christian Dorris 30 mai 2001 À propos des Nobel de la Paix Par Marthe Edith Bernier Toutes les réactions Réagissez à cet article! que le jour où tous ces ex-tortionnaires seront jugés et condamnés. Il a mis sur pied un vaste réseau international afin de démasquer tous les criminels de guerre serbes, cubains, chiliens et allemands qui profitent des largesses de la loi américaine pour se dorer la couenne au soleil. Mais dans son acharnement, Krieger a oublié un criminel de guerre notoire responsable de la mort de plusieurs milliers de personnes.

Un diplomate sans foi ni loi qui a bafoué pendant des années les règles de base de la démocratie américaine.

Un être assoiffé de pouvoir qui n'a pas hésité à commander l'assassinat d'innocents, le bombardement de populations civiles et le renversement de régimes élus démocratiquement: Henry Kissinger.

Contrairement aux anciens membres de la police secrète roumaine ou salvadorienne, qui vivent sous de fausses identités dans des bleds perdus du Midwest, l'ex-Secrétaire d'État se balade au grand jour. Pire, c'est une célébrité, signant des papiers dans le New York Times et le Washington Post; analysant l'actualité internationale à CNN et à CBS; courant les cocktails et les premières, et prononçant des discours à 30 000 $ la shot!

Pourquoi alors Henry Kissinger n'est-il pas traîné devant les tribunaux internationaux?

Parce que lorsqu'il est question d'imputabilité, les États-Unis tiennent un double discours. Un discours destiné à l'étranger. (Vos criminels de guerre doivent être arrêtés, expulsés et jugés.) Et un discours destiné au "marché domestique". (Les Américains qui ont commis des atrocités pendant des conflits armés n'ont fait qu'obéir aux ordres.)

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Heureusement, les choses commencent à changer. Un bouquin explosif demandant que Kissinger soit jugé pour crimes de guerre au tribunal de La Haye fait énormément jaser, ces temps-ci, à Washington: The Trial of Henry Kissinger.

L'auteur, Christopher Hitchens, est un analyste politique d'origine britannique. C'est aussi le meilleur pamphlétaire de sa génération. Contrairement à nombre de ses confrères qui choisissent délicatement leurs cibles, histoire de ne pas trop nuire à leur carrière, Hitchens n'hésite pas à déboulonner les statues.

En 1995, il publiait The Missionary Position, un ouvrage percutant dénonçant les pratiques douteuses de mère Teresa. S'appuyant sur des centaines de documents inédits, Hitchens montrait que la célèbre religieuse entretenait des relations privilégiées avec plusieurs dictateurs, et qu'elle puisait à même les fonds destinés à soigner les lépreux pour financer des organisations luttant contre l'avortement! Bref, la sainte, dit-il, était loin d'être un ange...

L'an dernier, Hitchens publiait No One Left To Lie To, un livre-choc dans lequel il affirmait que Bill Clinton n'était pas seulement un menteur pathologique doublé d'un dangereux prédateur sexuel, mais un faux jeton plus à droite que le pire des Républicains.

La force principale de Christopher Hitchens est qu'il ne loge à aucune enseigne: il attaque autant la gauche que la droite. C'est aussi un formidable reporter. Il ne se contente pas de ruer dans les brancards et de multiplier les gros mots: il fouille, il enquête, il débusque. Ses livres sont toujours archidocumentés: pas une affirmation qui ne soit pesée et repesée. Bref, c'est un modèle de journaliste. Il est aussi extrêmement drôle. Tous ceux qui ont pu le voir à Politically Incorrect, sur les ondes du réseau ABC, vous le diront.

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Bref, après s'en être pris à mère Teresa et à Bill Clinton, Hitchens tourne maintenant ses canons vers l'ex-Secrétaire d'État Henry Kissinger. Pour lui, pas de doute: Kissinger est bel et bien un criminel de guerre. "Si cet homme ne mérite pas d'être traîné devant le tribunal international de La Haye, écrit-il, je me demande bien qui le mériterait."

Et Hitchens de faire la liste des atrocités payées, commandées et organisées par Henry Kissinger au cours de ses années passées à la Maison-Blanche aux côtés de Richard Nixon. Assassinat du général René Schneider, chef de l'Armée chilienne; assassinat du président élu du Chili, Salvador Allende; organisation d'un coup d'État au Chili; massacres de civils en Indochine; invasion du Timor oriental; protection politique du shah d'Iran; abandon lâche des Kurdes (après que le gouvernement américain les eut encouragés à prendre les armes contre Saddam Hussein); etc.

Tous les États démocratiques ont salué l'arrestation du général Pinochet, souligne Hitchens. Nous étions tous heureux de voir ce dictateur sanguinaire sous les verrous. Or, comment se fait-il que Kissinger, l'homme qui l'avait mis en place, n'ait jamais été poursuivi par aucun tribunal? C'est pourtant lui qui a ordonné à Pinochet de se débarrasser de ses ennemis politiques! Pinochet ne posait aucun geste sans recevoir préalablement l'autorisation de Kissinger. Le sang qui a coulé sur les mains du dictateur chilien entache également celles du diplomate américain. Or, pourquoi le premier est-il considéré comme un vulgaire assassin; et le second, comme un intellectuel respectable?

Pourquoi ce double standard?

Pour Hitchens, le chapitre le plus révoltant (et le plus incriminant) de la trop longue carrière du docteur Kissinger s'est déroulé à l'automne 1968, en pleine guerre du Viêt Nam.

À l'époque, le gouvernement militaire du Sud-Viêt Nam s'apprêtait à signer un traité de paix. Johnson siégeait alors à la Maison-Blanche, et son gouvernement avait réussi à accoucher d'un plan capable de mettre un terme à cette coûteuse guerre. Mais voilà, cette entente (le traité de Paris) ne faisait pas l'affaire de Richard Nixon. Les élections présidentielles approchaient à grands pas, et le leader du Parti républicain savait que si Johnson parvenait à faire signer cet accord, les Démocrates demeureraient quatre années de plus à la Maison-Blanche. Avec l'aide de son ami Henry Kissinger, Nixon a donc demandé (en secret) au gouvernement du Sud-Viêt Nam de revenir sur ses positions et de ne pas signer cette entente. "Si vous ne signez pas ce traité, a-t-il promis sournoisement, les Démocrates s'affaisseront et nous gagnerons les prochaines élections. Une fois au pouvoir, nous vous proposerons un traité qui sera encore plus avantageux pour vous."

La démarche a porté fruit. Alléché par les promesses de Nixon et de Kissinger, le Sud-Viêt Nam a rejeté l'entente de Lyndon Johnson, les Républicans ont gagné les élections... et Nixon s'est embourbé jusqu'au menton dans la guerre!

Résultat de cette opération secrète: la guerre a duré quatre années de plus, et des milliers de jeunes Américains (et de jeunes Vietnamiens) ont payé de leur vie les ambitions politiques du tandem.

"Cette opération, de dire Hitchens, est l'acte le plus dégueulasse et le plus honteux de toute l'histoire des États-Unis." Kissinger a-t-il été puni pour cela? Non, au contraire. Il a été traité comme un génie de la diplomatie, et on a pu le voir se promener au bras des plus belles starlettes d'Hollywood...

"Pour cette raison, et pour plusieurs autres, Kissinger doit être jugé pour crimes de guerre, affirme Hitchens. Ne pas le faire serait une offense à la justice. Cela violerait le principe voulant qu'aucun individu, pas même les personnes les plus puissantes au monde, n'est au-dessus des lois. Et cela laisserait entendre que seuls les perdants ou les despotes mineurs peuvent être poursuivis pour crimes de guerre. En loi internationale, il ne devrait pas y avoir de place pour le double standard."

Le livre de Hitchens a fait l'effet d'une bombe, et a suscité d'innombrables commentaires, autant à droite qu'à gauche. De plus en plus de gens influents osent maintenant demander que Kissinger soit traîné devant les tribunaux.

Si Slobodan Milosevic n'a pas droit à l'immunité, pourquoi l'ex-Secrétaire d'État pourrait-il se protéger derrière la raison d'État? La question est lancée.

On ne doit pas la prendre à la légère. Il en va de l'avenir même du concept de justice internationale.


Les personnalités médiatiques sont toujours à notre portée, traînons-les dans la rue: réplique à Richard Martineau

Collectif de réflexion sur l'air des lampions, CMAQ, 05-06-01.

Dans sa chronique du 24 mai 2001, Richard Martineau, rédacteur en chef de l'hebdomadaire "Voir", exige la condamnation de Henry Kissinger pour crimes de guerre. Rien de moins. C'est que notre journaliste a lu un livre! Celui de Christopher Hitchens, "The trial of Henry Kissinger". Il a pu ainsi découvrir ce que plusieurs dénoncent depuis trente ans déjà, à savoir que l'ex-Secrétaire d'État de Richard Nixon s'était spécialisé dans les intrigues de palais, les guerres sanguinaires, les assassinats politiques et le soutien aux dictateurs, dont Pinochet ne fut pas le moindre.

Que Martineau découvre et s'indigne MAINTENANT d'un fait connu depuis presque toujours a de quoi nous étonner. D'autant plus qu'en 1996, le collectif d'actions non-violentes autonomes (Canevas) - ancêtre de SalAMI - avait organisé une action de désobéissance civile lors d'une visite de M. Kissinger à Montréal, action qui avait précisément pour but de dénoncer les crimes contre l'humanité commis par cette éminence grise de Washington.

On pourrait, bien entendu, simplement se réjouir qu'un journaliste polyvalent et réputé comme Martineau - c'est-à-dire un journaliste qui peut jouer à celui qui pisse le plus loin à Télé-Québec et conserver assez de crédibilité pour pontifier sur tout et rien dans le "Voir" et "l'Actualité" - dénonce un homme d'État comme Kissinger. D'autres pourraient nous rétorquer qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat, qu'il est de notoriété publique que M. Martineau confonde inconsistance intellectuelle et libre pensée.

Quant à nous, nous voyons plutôt dans ce sursaut de conscience sociale l'occasion d'entreprendre une réflexion sur le fonctionnement des médias. Ce que nous désirons ainsi porter à l'attention des lecteurs de journaux, des nombreux journalistes qui s'interrogent sur leur métier autant que des critiques éclairés des médias - les activistes à qui l'on s'adresse entre autres -, ce sont nos cogitations sur le comportement des médias à l'égard des idées. Comment pensent les médias ? Comment une pensée critique se fraie-t-elle un chemin jusqu'à l'esprit généralement complaisant des éditorialistes ? Comment ces derniers perçoivent-ils finalement leurs idées ? Ne sont-ce pas là des questions qui chatouillent les neurones d'un peu tout le monde et qui, de ce fait, interpellent le Collectif de réflexion sur l'air des lampions ? À cet égard, l'explication chomskienne- que nous ne voulons pas balayer du revers de la main - ne suffit pas à comprendre le parfait roulement et la prolifique désinvolture des médias et des vedettes médiatiques contemporaines, désinvolture à laquelle notre collectif entend précisément s'attaquer - comme nous l'avons fait tout récemment à l'égard de l'éditorial de Paule des Rivières (http://www.cmaq.net/viewarticle.ch2?articleid=1766&language=french).

C'est qu'entre nous, activistes, nous pouvons nous indigner de l'irresponsabilité des journalistes massmédiatiques puis comprendre cyniquement leur désinvolture comme une expression obscène qui vient coiffer l'autosuffisance de l'appareil médiatique et qui trahit l'ennui d'avoir le contrôle absolu de l'information. Mais alors, nous ne ferions que nous complaire avec les chomskiens déjà convaincus - que nous sommes tous à divers degrés -, et ne convaincrions personne d'autre du bien-fondé de notre analyse réputée paranoïaque, surtout pas les Martineau de ce monde qui se déclarent sincèrement libres penseurs.

Disons les choses sans détour; le rapport de M. Martineau à la pensée est comme celui du chien envers sa pâtée : c'en est un de consommateur. À cet égard, il nous semble être le digne représentant de la logique massmédiatique contemporaine. La bête médiatique, en effet, doit produire des informations pour se maintenir en vie. Telle est sa nature. Elle ne vit que pour dévorer et transformer les idées qui lui tombent dessus par hasard, et qui proviennent de l'extérieur d'elle, c'est-à-dire de la société. De surcroît, elle ne consomme que les idées qu'elle peut restituer en signaux-informations propices à la reproduction de sa clientèle (lectorat, auditeurs, etc.). Autrement dit, au sein des médias, les idées sont absorbées les unes après les autres sans autre nécessité que celle qu'ont les groupes de presse de produire de l'information pour se maintenir dans l'existence - c'est-à-dire faire des profits.

Cette logique massmédiatique est celle d'un certain pragmatisme, celui qui a propulsé l'Amérique à l'avant-garde du capitalisme mondial. Elle repose sur le principe que la valeur d'une idée se mesure à son utilité, à savoir sa capacité d'accroître la liberté d'action de celui qui la possède (l'entrepreneur!).

Telle est, à notre avis, la manière dont les médias perçoivent les idées : à leurs yeux, elles ne sont que des moyens mis à la disposition de leur désir sans cesse croissant d'agir (imprimer des journaux, produire des émissions, vendre une clientèle à des publicitaires, etc.). Une telle logique ne va pourtant pas de soi et crée même plutôt des contresens. Par exemple, poussés par leur désir insatiable de croissance, les médias se proposent d'offrir à leur clientèle un feu roulant de nouvelles qui, concurrence oblige, se devront d'être plus intéressantes les unes que les autres. Cependant, par définition, une nouvelle est un fait ou un événement nouveau que l'on porte à l'attention du public, de préférence parce qu'on le juge digne d'intérêt.

Aussi, le concept de nouvelle est spontanément associé par le sens commun à la surprise et à l'inusité. Or, il va de soi que la nouveauté et la surprise authentiques sont des phénomènes trop rares et trop imprévisibles pour alimenter les nombreux bulletins de nouvelles dont on nous accable de nos jours.

Les médias doivent donc imaginer et bricoler les « nouvelles » de toutes pièces à même les matériaux - les idées - qu'offre la culture commune. Dans les salles de rédaction, on dit de cette imagination et de ce bricolage qu'ils consistent à avoir « le sens de la nouvelle » ou encore à « faire la nouvelle ». Tout l'art du métier de journaliste se limite dès lors à deviner ce que le public veut entendre - et c'est, au demeurant, dans cet art qu'est conservé l'inattendu et la nouveauté qui sont le propre de la nouvelle. On appelle tout cela produire de l'information.

Revenons maintenant au cas de Kissinger et posons-nous à nouveau la question de savoir comment une idée critique en vient à titiller le « sens de la nouvelle » d'un éditorialiste complaisant. Rappelons qu'en 1996, lors de la première Conférence de Montréal, une centaine de militants du Canevas s'étaient présentés au Reine-Élizabeth afin d'« arrêter » Kissinger pour crimes contre l'humanité. L'accusation reposait sur une preuve identique à celle de Hitchens, sur lequel s'appuie M. Martineau. Les justiciers d'alors furent arrêtés dans la quasi indifférence médiatique, et les motivations de leurs actes, qui ont fourni le prétexte à leur arrestation, furent évoquées, à l'époque, du bout des lèvres dans la nouvelle. Peut-être était-il impensable pour les journalistes qu'un prix Nobel de la paix soit accusé de crimes contre l'humanité ? Mais alors, on peut se demander ce qui a pu se passer pour que l'ignominie de Kissinger soit reconnue subitement par M. Martineau. Retournons à son papier d'humeur pour voir ce qui a changé.

En parlant de l'auteur qui l'a inspiré à dénoncer Kissinger, M.Martineau écrit : « La force principale de Christopher Hitchens est qu'il "ne loge à aucune enseigne" : il attaque "aussi" bien la gauche que la droite. C'est aussi un formidable reporter. Il ne se contente pas de ruer dans les brancards et de multiplier les gros mots : il fouille, il enquête, il débusque » - les italiques sont de nous, ils soulignent ce qui doit retenir notre attention.

M. Martineau, lisons-nous, estime que la force de Hitchens provient, en ordre d'importance : a) de ce qu'il ne loge à aucune enseigne et b) du fait qu'il est un bon reporter, à savoir un journaliste qui vérifie ses sources, fouille, enquête, etc. On ne doit pas se surprendre que M. Martineau, dont l'article repose en entier sur UNE source, estime qu'être un bon reporter n'est pas la qualité première d'un journaliste. Il aurait affirmé l'inverse et son texte eut été immédiatement discrédité. Par contre, qu'il affirme que la force principale de cet auteur provienne de ce qu'il ne loge à aucune enseigne, alors justement que cet auteur exige que justice soit faite, cela laisse pantois. À plus forte raison quand M. Martineau lui-même décide de condamner Kissinger en affirmant qu'il en va de « l'avenir même du concept de justice internationale ».

Tout cela est de prime abord étonnant, car s'il y a un concept qui exige que l'on loge à une enseigne idéologique pour qu'il fasse sens, c'est bien celui de la justice. Mais s'étonner de la sorte, c'est oublier que M. Martineau, à l'instar des médias, n'a pas besoin de penser pour affirmer quelque chose. Ainsi, quand il dit que la force du travail de Hitchens est sa neutralité idéologique, cela signifie que sa condamnation est valable du fait qu'elle n'est pas déduite d'une idée de la justice. L'enseignement qu'il faut tirer de ce qui précède est que c'est d'avoir parlé au nom d'un idéal de justice qui a discrédité, au cours des trente dernières années, ceux qui accusaient Kissinger de crimes contre l'humanité.

Mais MAINTENANT tout a changé. Qu'est-ce qui a changé ? Une chose bien simple : maintenant, l'État américain arrête des chefs d'État au nom du droit international (Noriega, éventuellement Milosevic ou Saddam Hussein). M. Martineau peut donc condamner Kissinger sans que cela ait l'air d'une contestation idéologique des pouvoirs établis. Car ce faisant, il ne fait qu'exiger de l'État américain qu'il applique son principe de droit. Voilà ce qu'il appelle « loger à aucune enseigne ». Quand à savoir ce qu'est la nature de ce principe de droit, ce qu'est précisément ce concept de justice internationale qu'il nous faut ne pas prendre à la légère, cela lui est égal : sa seule existence, du seul fait qu'il fonctionne, son évidence, tout cela suffit pour qu'on en prenne la défense. Cela suffit à convaincre le journaliste de porter à notre attention la culpabilité de Kissinger alors qu'hier encore, tout cela le laissait bien indifférent.

Nous l'avons dit, et nous le répétons, les journalistes qui adoptent la philosophie du système médiatique n'ont pas d'idée : ils ne font que s'accrocher aux idées des autres, qu'ils vident de leur sens pour en faire de l'information. Le fait qu'ils appellent ce néant de l'esprit « loger à aucune enseigne » ou encore la neutralité journalistique ne change rien à l'affaire.

Ils peuvent s'en faire une vertu et clamer haut et fort que cette désinvolture face à la signification des choses est garante de leur liberté d'esprit.

Mais en réalité, cette liberté est un esclavage. En effet, les mass media sont sous l'emprise d'une dépendance essentielle : envers les idées de la culture commune et, dans le cas de l'« affaire Kissinger », envers les idées des militants. Car il faut se rendre à l'évidence que bien que son auteur ne loge à aucune enseigne, le livre de Hitchens trouve tout son sens dans la lutte patiente des militants pendant les trente dernières années. C'est dire que tout ce qui affleure à la conscience journalistique comme du hasard trouve son sens dans l'action, notamment la nôtre, c'est-à-dire celle des militants. Et c'est parce que les militants oeuvrent à l'émancipation de tous, journalistes inclus, qu'il est de notre devoir de les traîner dans la rue.

Le Collectif de réflexion sur l'air des lampions se propose de réfléchir sur les nouvelles formes expressives des revendications populaires qui reprennent la rue. « L'air des lampions » est un nom qui sert à désigner les slogans revendicatifs populaires et qui en évoque un très célèbre datant de 1848, revendiquant un meilleur éclairage des rues de Paris.