Henry Kissinger: Un criminel en liberté! by [posted by Zumbi] Monday July 16, 2001 at 09:30 AM |
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Milosevic a été arrêté! Mais les criminels les plus notoires de ce siècle jouissent encore d'une réelle impunité. Voici une chronique sur cette affaire d'un journaliste canadien suivie d'une réponse sur les médias et l'impunité.
Henry
Kissinger: Un criminel en liberté Chronique
de Richard Martineau, Voir.ca,
24-05-01. Cette semaine,
en page 8, mon confrère Tommy Chouinard brosse le portrait de Richard
Kreiger, un ex-employé du Département d'État qui consacre sa vie à démasquer
les criminels de guerre réfugiés sur le territoire américain. Révolté
à l'idée que ces monstres puissent se la couler douce (tel Armando Fernandez-Larios,
un ex-officier de la police secrète chilienne soupçonné d'avoir massacré
des dizaines de prisonniers politiques, et qui travaille dans une galerie
d'art à Miami!), Krieger se fend en quatre afin qu'ils soient sinon emprisonnés,
du moins expulsés. Krieger est
un croisé, un zélé. Il ne sera tranquille 1 juin 2001 God Bless America
Par Christian Dorris 30 mai 2001 À propos des Nobel de la Paix Par Marthe
Edith Bernier Toutes les réactions Réagissez à cet article! que le jour
où tous ces ex-tortionnaires seront jugés et condamnés. Il a mis sur pied
un vaste réseau international afin de démasquer tous les criminels de
guerre serbes, cubains, chiliens et allemands qui profitent des largesses
de la loi américaine pour se dorer la couenne au soleil. Mais dans son
acharnement, Krieger a oublié un criminel de guerre notoire responsable
de la mort de plusieurs milliers de personnes. Un diplomate
sans foi ni loi qui a bafoué pendant des années les règles de base de
la démocratie américaine. Un être assoiffé
de pouvoir qui n'a pas hésité à commander l'assassinat d'innocents, le
bombardement de populations civiles et le renversement de régimes élus
démocratiquement: Henry Kissinger. Contrairement
aux anciens membres de la police secrète roumaine ou salvadorienne, qui
vivent sous de fausses identités dans des bleds perdus du Midwest, l'ex-Secrétaire
d'État se balade au grand jour. Pire, c'est une célébrité, signant des
papiers dans le New York Times et le Washington Post; analysant
l'actualité internationale à CNN et à CBS; courant les cocktails et les
premières, et prononçant des discours à 30 000 $ la shot! Pourquoi
alors Henry Kissinger n'est-il pas traîné devant les tribunaux internationaux? Parce que
lorsqu'il est question d'imputabilité, les États-Unis tiennent un double
discours. Un discours destiné à l'étranger. (Vos criminels de guerre doivent
être arrêtés, expulsés et jugés.) Et un discours destiné au "marché domestique".
(Les Américains qui ont commis des atrocités pendant des conflits armés
n'ont fait qu'obéir aux ordres.) *** Heureusement,
les choses commencent à changer. Un bouquin explosif demandant que Kissinger
soit jugé pour crimes de guerre au tribunal de La Haye fait énormément
jaser, ces temps-ci, à Washington: The Trial of Henry Kissinger. L'auteur,
Christopher Hitchens, est un analyste politique d'origine britannique.
C'est aussi le meilleur pamphlétaire de sa génération. Contrairement à
nombre de ses confrères qui choisissent délicatement leurs cibles, histoire
de ne pas trop nuire à leur carrière, Hitchens n'hésite pas à déboulonner
les statues. En 1995,
il publiait The Missionary Position, un ouvrage percutant dénonçant
les pratiques douteuses de mère Teresa. S'appuyant sur des centaines de
documents inédits, Hitchens montrait que la célèbre religieuse entretenait
des relations privilégiées avec plusieurs dictateurs, et qu'elle puisait
à même les fonds destinés à soigner les lépreux pour financer des organisations
luttant contre l'avortement! Bref, la sainte, dit-il, était loin d'être
un ange... L'an dernier,
Hitchens publiait No One Left To Lie To, un livre-choc dans lequel
il affirmait que Bill Clinton n'était pas seulement un menteur pathologique
doublé d'un dangereux prédateur sexuel, mais un faux jeton plus à droite
que le pire des Républicains. La force
principale de Christopher Hitchens est qu'il ne loge à aucune enseigne:
il attaque autant la gauche que la droite. C'est aussi un formidable reporter.
Il ne se contente pas de ruer dans les brancards et de multiplier les
gros mots: il fouille, il enquête, il débusque. Ses livres sont toujours
archidocumentés: pas une affirmation qui ne soit pesée et repesée. Bref,
c'est un modèle de journaliste. Il est aussi extrêmement drôle. Tous ceux
qui ont pu le voir à Politically Incorrect, sur les ondes du réseau
ABC, vous le diront. *** Bref, après
s'en être pris à mère Teresa et à Bill Clinton, Hitchens tourne maintenant
ses canons vers l'ex-Secrétaire d'État Henry Kissinger. Pour lui, pas
de doute: Kissinger est bel et bien un criminel de guerre. "Si cet homme
ne mérite pas d'être traîné devant le tribunal international de La Haye,
écrit-il, je me demande bien qui le mériterait." Et Hitchens
de faire la liste des atrocités payées, commandées et organisées par Henry
Kissinger au cours de ses années passées à la Maison-Blanche aux côtés
de Richard Nixon. Assassinat du général René Schneider, chef de l'Armée
chilienne; assassinat du président élu du Chili, Salvador Allende; organisation
d'un coup d'État au Chili; massacres de civils en Indochine; invasion
du Timor oriental; protection politique du shah d'Iran; abandon lâche
des Kurdes (après que le gouvernement américain les eut encouragés à prendre
les armes contre Saddam Hussein); etc. Tous les
États démocratiques ont salué l'arrestation du général Pinochet, souligne
Hitchens. Nous étions tous heureux de voir ce dictateur sanguinaire sous
les verrous. Or, comment se fait-il que Kissinger, l'homme qui l'avait
mis en place, n'ait jamais été poursuivi par aucun tribunal? C'est pourtant
lui qui a ordonné à Pinochet de se débarrasser de ses ennemis politiques!
Pinochet ne posait aucun geste sans recevoir préalablement l'autorisation
de Kissinger. Le sang qui a coulé sur les mains du dictateur chilien entache
également celles du diplomate américain. Or, pourquoi le premier est-il
considéré comme un vulgaire assassin; et le second, comme un intellectuel
respectable? Pourquoi
ce double standard? Pour Hitchens,
le chapitre le plus révoltant (et le plus incriminant) de la trop longue
carrière du docteur Kissinger s'est déroulé à l'automne 1968, en pleine
guerre du Viêt Nam. À l'époque,
le gouvernement militaire du Sud-Viêt Nam s'apprêtait à signer un traité
de paix. Johnson siégeait alors à la Maison-Blanche, et son gouvernement
avait réussi à accoucher d'un plan capable de mettre un terme à cette
coûteuse guerre. Mais voilà, cette entente (le traité de Paris) ne faisait
pas l'affaire de Richard Nixon. Les élections présidentielles approchaient
à grands pas, et le leader du Parti républicain savait que si Johnson
parvenait à faire signer cet accord, les Démocrates demeureraient quatre
années de plus à la Maison-Blanche. Avec l'aide de son ami Henry Kissinger,
Nixon a donc demandé (en secret) au gouvernement du Sud-Viêt Nam de revenir
sur ses positions et de ne pas signer cette entente. "Si vous ne signez
pas ce traité, a-t-il promis sournoisement, les Démocrates s'affaisseront
et nous gagnerons les prochaines élections. Une fois au pouvoir, nous
vous proposerons un traité qui sera encore plus avantageux pour vous." La démarche
a porté fruit. Alléché par les promesses de Nixon et de Kissinger, le
Sud-Viêt Nam a rejeté l'entente de Lyndon Johnson, les Républicans ont
gagné les élections... et Nixon s'est embourbé jusqu'au menton dans la
guerre! Résultat
de cette opération secrète: la guerre a duré quatre années de plus, et
des milliers de jeunes Américains (et de jeunes Vietnamiens) ont payé
de leur vie les ambitions politiques du tandem. "Cette opération,
de dire Hitchens, est l'acte le plus dégueulasse et le plus honteux de
toute l'histoire des États-Unis." Kissinger a-t-il été puni pour cela?
Non, au contraire. Il a été traité comme un génie de la diplomatie, et
on a pu le voir se promener au bras des plus belles starlettes d'Hollywood... "Pour cette
raison, et pour plusieurs autres, Kissinger doit être jugé pour crimes
de guerre, affirme Hitchens. Ne pas le faire serait une offense à la justice.
Cela violerait le principe voulant qu'aucun individu, pas même les personnes
les plus puissantes au monde, n'est au-dessus des lois. Et cela laisserait
entendre que seuls les perdants ou les despotes mineurs peuvent être poursuivis
pour crimes de guerre. En loi internationale, il ne devrait pas y avoir
de place pour le double standard." Le livre
de Hitchens a fait l'effet d'une bombe, et a suscité d'innombrables commentaires,
autant à droite qu'à gauche. De plus en plus de gens influents osent maintenant
demander que Kissinger soit traîné devant les tribunaux. Si Slobodan
Milosevic n'a pas droit à l'immunité, pourquoi l'ex-Secrétaire d'État
pourrait-il se protéger derrière la raison d'État? La question est lancée. On ne doit
pas la prendre à la légère. Il en va de l'avenir même du concept de justice
internationale. Les
personnalités médiatiques sont toujours à notre portée, traînons-les dans
la rue: réplique à Richard Martineau
Collectif de réflexion sur l'air
des lampions, CMAQ,
05-06-01. Dans
sa chronique du 24 mai 2001, Richard Martineau, rédacteur en chef de l'hebdomadaire
"Voir", exige la condamnation de Henry Kissinger pour crimes
de guerre. Rien de moins. C'est que notre journaliste a lu un livre! Celui
de Christopher Hitchens, "The trial of Henry Kissinger".
Il a pu ainsi découvrir ce que plusieurs dénoncent depuis trente ans déjà,
à savoir que l'ex-Secrétaire d'État de Richard Nixon s'était spécialisé
dans les intrigues de palais, les guerres sanguinaires, les assassinats
politiques et le soutien aux dictateurs, dont Pinochet ne fut pas le moindre. Que
Martineau découvre et s'indigne MAINTENANT d'un fait connu depuis presque
toujours a de quoi nous étonner. D'autant plus qu'en 1996, le collectif
d'actions non-violentes autonomes (Canevas) - ancêtre de SalAMI - avait
organisé une action de désobéissance civile lors d'une visite de M. Kissinger
à Montréal, action qui avait précisément pour but de dénoncer les crimes
contre l'humanité commis par cette éminence grise de Washington. On
pourrait, bien entendu, simplement se réjouir qu'un journaliste polyvalent
et réputé comme Martineau - c'est-à-dire un journaliste qui peut jouer
à celui qui pisse le plus loin à Télé-Québec et conserver assez de crédibilité
pour pontifier sur tout et rien dans le "Voir" et "l'Actualité"
- dénonce un homme d'État comme Kissinger. D'autres pourraient nous rétorquer
qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat, qu'il est de notoriété publique
que M. Martineau confonde inconsistance intellectuelle et libre pensée. Quant
à nous, nous voyons plutôt dans ce sursaut de conscience sociale l'occasion
d'entreprendre une réflexion sur le fonctionnement des médias. Ce que
nous désirons ainsi porter à l'attention des lecteurs de journaux, des
nombreux journalistes qui s'interrogent sur leur métier autant que des
critiques éclairés des médias - les activistes à qui l'on s'adresse entre
autres -, ce sont nos cogitations sur le comportement des médias à l'égard
des idées. Comment pensent les médias ? Comment une pensée critique se
fraie-t-elle un chemin jusqu'à l'esprit généralement complaisant des éditorialistes
? Comment ces derniers perçoivent-ils finalement leurs idées ? Ne sont-ce
pas là des questions qui chatouillent les neurones d'un peu tout le monde
et qui, de ce fait, interpellent le Collectif de réflexion sur l'air des
lampions ? À cet égard, l'explication chomskienne- que nous ne voulons
pas balayer du revers de la main - ne suffit pas à comprendre le parfait
roulement et la prolifique désinvolture des médias et des vedettes médiatiques
contemporaines, désinvolture à laquelle notre collectif entend précisément
s'attaquer - comme nous l'avons fait tout récemment à l'égard de l'éditorial
de Paule des Rivières (http://www.cmaq.net/viewarticle.ch2?articleid=1766&language=french). C'est
qu'entre nous, activistes, nous pouvons nous indigner de l'irresponsabilité
des journalistes massmédiatiques puis comprendre cyniquement leur désinvolture
comme une expression obscène qui vient coiffer l'autosuffisance de l'appareil
médiatique et qui trahit l'ennui d'avoir le contrôle absolu de l'information.
Mais alors, nous ne ferions que nous complaire avec les chomskiens déjà
convaincus - que nous sommes tous à divers degrés -, et ne convaincrions
personne d'autre du bien-fondé de notre analyse réputée paranoïaque, surtout
pas les Martineau de ce monde qui se déclarent sincèrement libres penseurs. Disons
les choses sans détour; le rapport de M. Martineau à la pensée est comme
celui du chien envers sa pâtée : c'en est un de consommateur. À cet égard,
il nous semble être le digne représentant de la logique massmédiatique
contemporaine. La bête médiatique, en effet, doit produire des informations
pour se maintenir en vie. Telle est sa nature. Elle ne vit que pour dévorer
et transformer les idées qui lui tombent dessus par hasard, et qui proviennent
de l'extérieur d'elle, c'est-à-dire de la société. De surcroît, elle ne
consomme que les idées qu'elle peut restituer en signaux-informations
propices à la reproduction de sa clientèle (lectorat, auditeurs, etc.).
Autrement dit, au sein des médias, les idées sont absorbées les unes après
les autres sans autre nécessité que celle qu'ont les groupes de presse
de produire de l'information pour se maintenir dans l'existence - c'est-à-dire
faire des profits. Cette
logique massmédiatique est celle d'un certain pragmatisme, celui qui a
propulsé l'Amérique à l'avant-garde du capitalisme mondial. Elle repose
sur le principe que la valeur d'une idée se mesure à son utilité, à savoir
sa capacité d'accroître la liberté d'action de celui qui la possède (l'entrepreneur!). Telle
est, à notre avis, la manière dont les médias perçoivent les idées : à
leurs yeux, elles ne sont que des moyens mis à la disposition de leur
désir sans cesse croissant d'agir (imprimer des journaux, produire des
émissions, vendre une clientèle à des publicitaires, etc.). Une telle
logique ne va pourtant pas de soi et crée même plutôt des contresens.
Par exemple, poussés par leur désir insatiable de croissance, les médias
se proposent d'offrir à leur clientèle un feu roulant de nouvelles qui,
concurrence oblige, se devront d'être plus intéressantes les unes que
les autres. Cependant, par définition, une nouvelle est un fait ou un
événement nouveau que l'on porte à l'attention du public, de préférence
parce qu'on le juge digne d'intérêt. Aussi,
le concept de nouvelle est spontanément associé par le sens commun à la
surprise et à l'inusité. Or, il va de soi que la nouveauté et la surprise
authentiques sont des phénomènes trop rares et trop imprévisibles pour
alimenter les nombreux bulletins de nouvelles dont on nous accable de
nos jours. Les
médias doivent donc imaginer et bricoler les « nouvelles » de toutes pièces
à même les matériaux - les idées - qu'offre la culture commune. Dans les
salles de rédaction, on dit de cette imagination et de ce bricolage qu'ils
consistent à avoir « le sens de la nouvelle » ou encore à « faire la nouvelle
». Tout l'art du métier de journaliste se limite dès lors à deviner ce
que le public veut entendre - et c'est, au demeurant, dans cet art qu'est
conservé l'inattendu et la nouveauté qui sont le propre de la nouvelle.
On appelle tout cela produire de l'information.
Revenons maintenant au cas de Kissinger et posons-nous à nouveau la question
de savoir comment une idée critique en vient à titiller le « sens de la
nouvelle » d'un éditorialiste complaisant. Rappelons qu'en 1996, lors
de la première Conférence de Montréal, une centaine de militants du Canevas
s'étaient présentés au Reine-Élizabeth afin d'« arrêter » Kissinger pour
crimes contre l'humanité. L'accusation reposait sur une preuve identique
à celle de Hitchens, sur lequel s'appuie M. Martineau. Les justiciers
d'alors furent arrêtés dans la quasi indifférence médiatique, et les motivations
de leurs actes, qui ont fourni le prétexte à leur arrestation, furent
évoquées, à l'époque, du bout des lèvres dans la nouvelle. Peut-être était-il
impensable pour les journalistes qu'un prix Nobel de la paix soit accusé
de crimes contre l'humanité ? Mais alors, on peut se demander ce qui a
pu se passer pour que l'ignominie de Kissinger soit reconnue subitement
par M. Martineau. Retournons à son papier d'humeur pour voir ce qui a
changé. En
parlant de l'auteur qui l'a inspiré à dénoncer Kissinger, M.Martineau
écrit : « La force principale de Christopher Hitchens est qu'il "ne
loge à aucune enseigne" : il attaque "aussi" bien la gauche
que la droite. C'est aussi un formidable reporter. Il ne se contente pas
de ruer dans les brancards et de multiplier les gros mots : il fouille,
il enquête, il débusque » - les italiques sont de nous, ils soulignent
ce qui doit retenir notre attention. M.
Martineau, lisons-nous, estime que la force de Hitchens provient, en ordre
d'importance : a) de ce qu'il ne loge à aucune enseigne et b) du fait
qu'il est un bon reporter, à savoir un journaliste qui vérifie ses sources,
fouille, enquête, etc. On ne doit pas se surprendre que M. Martineau,
dont l'article repose en entier sur UNE source, estime qu'être un bon
reporter n'est pas la qualité première d'un journaliste. Il aurait affirmé
l'inverse et son texte eut été immédiatement discrédité. Par contre, qu'il
affirme que la force principale de cet auteur provienne de ce qu'il ne
loge à aucune enseigne, alors justement que cet auteur exige que justice
soit faite, cela laisse pantois. À plus forte raison quand M. Martineau
lui-même décide de condamner Kissinger en affirmant qu'il en va de « l'avenir
même du concept de justice internationale ». Tout
cela est de prime abord étonnant, car s'il y a un concept qui exige que
l'on loge à une enseigne idéologique pour qu'il fasse sens, c'est bien
celui de la justice. Mais s'étonner de la sorte, c'est oublier que M.
Martineau, à l'instar des médias, n'a pas besoin de penser pour affirmer
quelque chose. Ainsi, quand il dit que la force du travail de Hitchens
est sa neutralité idéologique, cela signifie que sa condamnation est valable
du fait qu'elle n'est pas déduite d'une idée de la justice. L'enseignement
qu'il faut tirer de ce qui précède est que c'est d'avoir parlé au nom
d'un idéal de justice qui a discrédité, au cours des trente dernières
années, ceux qui accusaient Kissinger de crimes contre l'humanité. Mais
MAINTENANT tout a changé. Qu'est-ce qui a changé ? Une chose bien simple
: maintenant, l'État américain arrête des chefs d'État au nom du droit
international (Noriega, éventuellement Milosevic ou Saddam Hussein). M.
Martineau peut donc condamner Kissinger sans que cela ait l'air d'une
contestation idéologique des pouvoirs établis. Car ce faisant, il ne fait
qu'exiger de l'État américain qu'il applique son principe de droit. Voilà
ce qu'il appelle « loger à aucune enseigne ». Quand à savoir ce qu'est
la nature de ce principe de droit, ce qu'est précisément ce concept de
justice internationale qu'il nous faut ne pas prendre à la légère, cela
lui est égal : sa seule existence, du seul fait qu'il fonctionne, son
évidence, tout cela suffit pour qu'on en prenne la défense. Cela suffit
à convaincre le journaliste de porter à notre attention la culpabilité
de Kissinger alors qu'hier encore, tout cela le laissait bien indifférent. Nous
l'avons dit, et nous le répétons, les journalistes qui adoptent la philosophie
du système médiatique n'ont pas d'idée : ils ne font que s'accrocher aux
idées des autres, qu'ils vident de leur sens pour en faire de l'information.
Le fait qu'ils appellent ce néant de l'esprit « loger à aucune enseigne
» ou encore la neutralité journalistique ne change rien à l'affaire. Ils
peuvent s'en faire une vertu et clamer haut et fort que cette désinvolture
face à la signification des choses est garante de leur liberté d'esprit. Mais
en réalité, cette liberté est un esclavage. En effet, les mass media sont
sous l'emprise d'une dépendance essentielle : envers les idées de la culture
commune et, dans le cas de l'« affaire Kissinger », envers les idées des
militants. Car il faut se rendre à l'évidence que bien que son auteur
ne loge à aucune enseigne, le livre de Hitchens trouve tout son sens dans
la lutte patiente des militants pendant les trente dernières années. C'est
dire que tout ce qui affleure à la conscience journalistique comme du
hasard trouve son sens dans l'action, notamment la nôtre, c'est-à-dire
celle des militants. Et c'est parce que les militants oeuvrent à l'émancipation
de tous, journalistes inclus, qu'il est de notre devoir de les traîner
dans la rue. Le
Collectif de réflexion sur l'air des lampions se propose de réfléchir
sur les nouvelles formes expressives des revendications populaires qui
reprennent la rue. « L'air des lampions » est un nom qui sert à désigner
les slogans revendicatifs populaires et qui en évoque un très célèbre
datant de 1848, revendiquant un meilleur éclairage des rues de Paris.
Le
chroniqueur canadien Richard Martineau est récemment sorti de sa
torpeur et a demandé qu'Henry Kissinger soit traduit en justice.
Le Collectif de réflexion sur l'air des lampions s'est interrogé
sur la façon dont une idée critique se fraie un chemin, de la rue
vers l'esprit complaisant des éditorialistes.
Larousse:
Kissinger (Henry), homme politique américain (Fürth, Allemagne,
1923). Chef du département d'État de 1973 à 1977, il fut l'artisan
de la paix avec le Viêt Nam. (Prix Nobel de la paix 1973.)