L'avenir du débat « démocratique » européen by Houben Henri Monday July 02, 2001 at 12:34 AM |
Ce 1er juillet débute la présidence belge de l'Union européenne. Les médias sont remplis d'informations à ce sujet. Mais pour quelle cause ?
A l’occasion de la présidence belge de l’Union
européenne L’avenir du débat « démocratique »
européen Houben Henri, membre du secrétariat d’ATTAC Bruxelles[1] 1er
juillet 2001 Ce 1er
juillet débute la présidence belge de l’Union européenne. Les médias sont remplis
d’informations à ce sujet. Mais pour quelle cause ? Le
Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, veut lancer le débat sur l’avenir de
l’Europe. Projet vaste et laissant supposer que les perspectives sont offertes
à toute sorte de propositions. Verhofstadt donne lui-même l’impression d’ouvrir
la boite de Pandore à toutes les critiques possibles et imaginables de la
construction européenne actuelle. Dans un discours en Autriche, il avoue :
« Le ‘non’ irlandais, tout comme le refus danois l’an dernier[2],
est une conséquence de la crise d’identité qui frappe l’Union européenne. Il
existe un fossé béant entre l’Union européenne et ses citoyens, un fossé qui,
depuis Maastricht, n’a en rien diminué. Tout comme, du reste, il existe souvent
un fossé entre le citoyen et son gouvernement national. Quoi qu’il en soit, le
citoyen se pose de plus en plus de questions au sujet de cette Europe opaque à
qui il reproche son zèle réglementaire, ses compétences mal définies et son
manque de légitimité démocratique »[3]. Il
ajoute : « Les critiques adressées à l’Union par les eurosceptiques
sur l’efficacité, la transparence, la légitimité démocratique et parfois la
perte d’identité sont exactes »[4].
Il poursuit son discours « citoyen » : « Les bonnes
questions, ce sont celles que l’on retrouve dans les référendums, les débats
publics ou les manifestations - je ne parle pas des casseurs, comme ceux que
l’on a vus à Göteborg. Ce sont les craintes, hésitations et demandes des gens.
La participation, c’est permettre aux citoyens d’élire les représentants à la
Commission ou au parlement et de donner à ces députés assez de pouvoir dans les
différentes compétences de l’Union »[5]. Et
de proposer un débat en trois phases. D’abord, une discussion large et ouverte
en 2001. Pour cela sont créés plusieurs sites Internet s’ouvrant à ceux qui
veulent donner leur avis sur la question. Ensuite, l’organisation, en
2002-2003, d’un forum structuré, avec les représentants des parlements
nationaux, du parlement européen, de la Commission et des gouvernements des
Etats membres. Enfin, la tenue de la prochaine conférence intergouvernementale,
qui doit statuer sur les nouvelles institutions de l’Union ainsi que sur leurs
pouvoirs et compétences respectives[6]. Parfait,
vous diriez-vous ! Enfin, les responsables européens prennent conscience
du peu de légitimité de la construction européenne actuelle. Ils veulent donner
un sérieux coup de barre en faveur de la démocratie « citoyenne », où
tout le monde pourra apporter son écot. Voilà un reproche souvent attribué à
l’Union européenne auquel il sera répondu positivement. Ce sera l’ère de
l’Europe des citoyens, de l’Europe de proximité. Erreur !
Car tout ce beau discours cache, en fait, des projets qui sont cadenassés
depuis longtemps. Et il ne peut en être autrement dans la logique mise en place
pour construire l’Union. Voyons cela d’un peu plus près. 1.
L’Union au service des multinationales européennes Ce
qui est occulté, dans toutes les prises de position des dirigeants européens,
c’est l’importance, voire le caractère décisif, des grandes firmes européennes
dans les orientations et décisions adoptées par l’Union. Ainsi, Verhofstadt,
dans son grand discours en faveur de la démocratie citoyenne, explique :
« Le grand mal dont souffre l’Union est sans aucun doute son opacité, son
manque de transparence »[7]. Mais, pas du
tout. Le premier et principal mal dont souffre l’Union est l’influence et la
domination des organisations patronales dans la construction européenne
actuelle. C’est cet élément qui rend l’Union européenne de toute façon
antidémocratique. Et cette présence est visible dans toutes les grandes mesures
prises par les instances européennes. Ainsi, le grand
marché, le grand projet qui a relancé la construction européenne en 1985, est
une initiative de la Table ronde des industriels européens (ERT[8]).
Créée en 1983, celle-ci regroupe une cinquantaine de présidents de
multinationales européennes, dont Renault, Fiat, Bayer, Shell, Unilever, BP
Amoco, Totalfina Elf, British Telecom, Deutsche Telekom, Philips, Siemens,
Nestlé, Solvay... En réalité, la perspective du marché unique a été présenté,
pour la première fois, en 1985 par Wisse Dekker, le patron de Philips de
l’époque et un des trois fondateurs de l’ERT[9].
Cette proposition a été reprise presque telle quelle par la Commission
européenne. Celle-ci n’a remplacé que la date d’échéance pour la mise en place
de ce marché : 1992 au lieu de 1990, initialement prévu par Dekker. Ensuite, la
monnaie commune, l’euro, est également un projet de l’ERT. Celle-ci fonde, pour
cela, en 1987, l’Association pour l’Union Monétaire Européenne (AUME), dont le
président n’est autre qu’Etienne Davignon, le président de la Société Générale
de Belgique qui vient de prendre sa retraite. En 1989, Wisse Dekker explique
l’importance de la monnaie commune : « Beaucoup de dirigeants de
firmes européennes s’accordent pour dire que, sans une union monétaire qui
fonctionne avec un seul système bancaire et une seule devise, les gains
économiques réels (du grand marché - ndlr) vont s’évaporer ». Il ajoute
également : « Ces matières sont, toutefois, chargées de dangers
politiques. La coordination des politiques économiques exige une structure
monétaire centralisée, impliquant l’abandon d’une position de souveraineté
nationale absolue au profit d’une structure fédérale »[10]. Ce qui nous
amène à un troisième projet essentiel de l’Union : la création d’une
instance politique proprement européenne, capable de représenter les intérêts
des multinationales à l’intérieur des frontières de l’Union et à l’étranger.
Dekker plaide, dès 1989, pour une telle structure. Cette perspective s’est
matérialisée avec le traité de Maastricht, approuvé en 1991 et signé en 1992,
fondant officiellement l’Union européenne. L’accord intervenu crée trois
piliers : le premier dans le domaine socio-économique, englobant le marché
unique et l’euro ; le second dans le secteur des affaires étrangères et de
la défense ; le troisième pour la politique « sécuritaire »
intérieure et qui débouche sur Europol[11]
et sur Eurojust[12]. Il s’agit
donc de l’instauration d’une véritable entité politique, un Etat européen, bien
que les piliers deux et trois soient encore très embryonnaires. Mais les lobbies
patronaux sont plus discrets sur l’élaboration concrète de cette construction
politique[13]. Ils laissent
généralement la place à des « think thank » ou autres groupes de
réflexion. Le plus influent d’entre eux est sans doute l’European Policy Centre
(EPC), dont le président est Peter Sutherland, par ailleurs membre de l’ERT
pour BP Amoco (dont il est président)[14].
La politique de cet organe est de pousser la construction européenne dans un
sens supranational, pour que les différents Etats membres abandonnent certaines
compétences au profit de la Commission et du parlement européen. De même, la
politique européenne de l’emploi est dominée par les intérêts des
multinationales. En 1994, l’ERT propose de créer un comité pour la défense de
la compétitivité. Suite à l’opposition du chancelier allemand, Helmut Kohl,
l’ERT modifie sa copie en faveur d’un conseil consultatif et l’avance au
président de la Commission, Jacques Delors. Celui-ci l’impose au sommet
européen d’Essen de décembre 1994[15].
Le conseil est mis en place pour deux ans par le successeur de Delors, Jacques
Santer. Sur seize membres, cinq sont présidents de grandes sociétés
européennes, dont trois membres de l’ERT. En 1997, l’organe sera renouvelé avec
d’autres personnalités, mais toujours avec une forte présence de l’ERT. Chaque
année, ce groupe publie un rapport de recommandations qui vont dans le sens de
développer un marché financier adapté aux besoins des multinationales
européennes, d’abaisser la fiscalité pour celles-ci, en particulier pour les
« coûts » du travail, d’accroître la flexibilité des salariés, de
généraliser la notion d’ « employabilité » (qui signifie que
c’est le travailleur qui a la charge de trouver un nouvel emploi et qui doit
donc accepter n’importe quelle proposition de l’employeur). Dans ce groupe,
il y a trois dirigeants syndicaux (notamment de 1995 à 1997, Willy Peirens, pour
la CSC). Keith Richardson, secrétaire général de l’ERT de 1988 à 1998, explique
l’importance de cette présence : « le fait qu’ils aient signé les
rapports du CAG (le groupe consultatif sur la compétitivité - ndlr) donne (aux
rapports) un supplément de poids »[16]. Cette politique
prend toute son envergure avec le sommet européen de Lisbonne, en mars 2000.
Celui-ci aurait dû être un sommet social, se préoccupant de la situation
dramatique de l’emploi en Europe avec quelque 20 millions de chômeurs, et de la
misère, avec environ 65 millions de gens se trouvant en dessous du seuil de
pauvreté. Il est devenu l’apothéose de la politique patronale en matière de
compétitivité. Keith Richardson n’en fait nullement un mystère : « Le
Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 a représenté un point crucial de ce
processus, avec ce « nouvel objectif stratégique » pour l’Union
européenne durant la prochaine décennie « de devenir l’économie de la
connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Lisbonne
a tracé le lien direct entre la globalisation et la création d’emplois à
travers la poursuite de la compétitivité aussi clairement que l’ERT l’a fait
dans Réorganiser Europe[17]
et dans tant de rapports publiés au cours de cette décennie. La longue liste de
points précis de politique décidés à Lisbonne a reflété les priorités
habituelles de l’ERT complètement, de l’établissement de points de repères pour
l’évaluation des performances à l’apprentissage la vie durant »[18].
il aurait pu préciser ces mesures : flexibilité, privatisations de quatre
secteurs (postes, énergie, transport et télécommunications), développement d’un
marché financier européen, aide aux firmes technologiques, encouragement aux
fonds de pension privés, etc. Pas étonnant que les conclusions de Lisbonne
aient été applaudies, saluées, voire ovationnées, par tout le monde patronal. En matière de
sécurité sociale, l’ERT a également balisé le terrain en proposant la promotion
des fonds de pension privés[19].
Ce que le sommet de Lisbonne fait allègrement. En ce qui concerne
l’élargissement à l’Est, de nouveau, on peut trouver un rapport de l’ERT[20]
qui annonce la couleur : créer en Europe orientale une base industrielle,
où les multinationales pourront investir librement ; enlever tous les
obstacles réglementaires à la circulation des marchandises et des
capitaux ; privatiser à outrance ; réformer les structures étatiques
de sorte à les conformer aux intérêts des entreprises ; et fonder des
associations patronales qui pourront influer sur les décisions futures de ces
pays. Et on pourrait
ainsi allonger la liste très facilement[21].
Il est très inquiétant de voir l’ampleur de l’influence des organisations
patronales sur les décisions européennes. Il est tout aussi inquiétant
d’observer les responsables européens discourir sur la « démocratie
citoyenne », alors qu’ils sont aux ordres quasiment des lobbies comme
l’ERT. Lorsque l’UNICE,
la confédération patronale européenne, rassemblant des organisations comme la
FEB[22]
en Belgique, organise un sommet à Bruxelles, les 9 et 10 juin 2000, pour donner
l’avis des entreprises sur l’orientation européenne, dix commissaires (sur
vingt) accourent pour y assister. Parmi eux, les plus importants : Romano
Prodi, le président, Pascal Lamy, le commissaire au Commerce, etc. De même,
dans la ville fortifiée de Davos, en janvier 2001, un débat est entamé sur
l’avenir de l’Union. Sur dix personnes invitées dans le panel, quatre sont
membres de l’ERT. Il y a aussi le président de la plus grande et la plus
puissante banque en Europe, la Deutsche Bank. Et il y a trois
commissaires : l’inévitable Pascal Lamy, Mario Monti, le commissaire à la
Concurrence, et Erkki Liikanen, celui des Entreprises et de la Société de
l’Information. Lors de cette réunion, le patronat indique les orientations à prendre
par l’Union : « l’Europe doit être plus compétitive que les
Etats-Unis, particulièrement en matière d’emploi » ; il faut une
harmonisation fiscale (mais vers le bas, surtout pour l’impôt frappant les
entreprises) ; etc. Et, religieusement écoutés par les commissaires
présents, ils précisent encore que l’Europe doit être mieux vendue, en
particulier aux simples citoyens. Ils concluent : « l’Europe ne peut
aller que de l’avant. Il n’y a pas de retour. Mais il est nécessaire d’avoir
une vision plus claire avec un itinéraire plus efficace pour le futur »[23]. On peut être
étonné de voir que le débat actuel sur l’avenir de l’Union correspond dans les
faits à cette vision patronale, exprimée à Davos, aux sommets des 2000
personnalités les plus influentes dans le monde[24]. Mais doit-on
vraiment être surpris ? Keith Richardson, ancien secrétaire général de
l’ERT, a souligné dans ses « mémoires » la manière dont l’ERT
travaillait, visant les hauts responsables européens, en particulier le
président de la Commission et les chefs d’Etat, surtout ceux qui obtenaient la
présidence de l’Union européenne : « Durant la décennie, l’ERT a été
invitée à rencontrer cinq Premiers ministres français successifs et deux
présidents. Mais la plupart des pays étaient assez ouverts, et les chefs de
gouvernement qui présidaient l’Union européenne habituellement
accessibles »[25].
Dès lors, Verhofstadt a-t-il déjà reçu la visite des membres de l’ERT ?
Qu’a-t-il été décidé lors de cette rencontre ? Ce sont ces questions,
certes impertinentes, qui représentent les vrais problèmes démocratiques et les
véritables enjeux pour les simples citoyens. Car le reste
devient de la mascarade. Erik Wesselius, membre de l’Observatoire de l’Europe
industrielle, a raconté que, lors de la préparation du sommet de l'Organisation
mondiale du commerce (OMC) de Seattle, début 1999, il avait été invité à une
réunion de la « société civile ». A cette époque, le commissaire
européen était sir Leon Brittan, connu pour ses idées très libérales, surtout
en matière économique. Wesselius avait constaté immédiatement que, dans les
organisations non gouvernementales (ONG) présentes, la moitié représentait des
intérêts patronaux. Ensuite, il avait eu, par hasard, le texte soumis à
l’avance. Or, celui-ci avait été manifestement préparé par ces lobbies
patronaux, soulignant l’importance d’ouvrir les marchés pour les besoins des
firmes européennes. Dans le texte présenté, cette partie avait été changée au
profit d’une formulation plus vague[26].
Quel était, dès lors, le statut de la seconde réunion ? De quel pouvoir
disposaient les ONG présentes, sinon d’avaliser le programme présenté par
Brittan et les organisations patronales et éventuellement de l’amender sur des
points de détail. Le débat actuel
sur l’avenir de l’Europe, lancé par les responsables européens, a toutes les
chances de suivre la même voie. Tout sera déterminé par les hauts responsables
politiques et économiques. Ce sera ni l’avis des simples citoyens, ni celui des
ONG qui seront pris en compte, surtout s’ils viennent perturber l ‘agenda
fixé par les organisations patronales et par les instances européennes. 2.
L’avenir de l’Europe, selon les responsables européens, c’est l’Etat La
discussion, tout en étant présentée de façon très ouverte, en est, en fait,
très limitée. Il s’agit de savoir comment on crée un Etat européen, au service
des multinationales européennes. Tout le reste est éliminé. Les préoccupations
des présidents de grandes firmes ne laissent planer aucun doute : il n’est
pas question de retourner en arrière ou même de décider un moratoire. Si
Verhofstadt veut lancer une discussion, il n’a pas l’intention de la laisser
aboutir n’importe où. Elle ne peut signifier, selon lui, qu’une nouvelle
avancée dans la voie de la construction européenne. Il appelle même cela la
« renaissance de l’Europe »[27].
Il ne peut cacher l’orientation qu’il veut mener : « Le défi qui nous
attend est énorme. Un nouvel élan est absolument indispensable. Après avoir,
des décennies durant, progressé à petits pas dans la construction de l’Union,
nous voici devant la nécessité d’accomplir un pas de géant »[28]. On
peut voir sur le site Internet de la Commission européenne l’évolution de ce
débat[29].
Il est très circonscrit autour de deux positions sur la création du futur Etat
européen : Etat fédéral ou confédération d’Etats-nations. La première
thèse est défendue par les hommes politiques allemands et suppose un transfert
croissant des compétences et pouvoirs vers les instances européennes, qui
auraient ainsi une logique propre et autonome. La seconde est proposée par
certains responsables français, entre autres le Premier ministre français
Lionel Jospin. Sans nier l’importance d’accroître l’autorité de la structure
supranationale, cette démarche accorde, néanmoins, le contrôle suprême aux différents
Etats membres, qui devraient détenir, en dernière instance, le pouvoir de
décision. Cette
préoccupation intéresse certainement au plus haut point les multinationales
européennes. Car il détermine la manière dont les institutions vont les
défendre au niveau international, par exemple : y aura-t-il une Union
européenne parlant d’une seule voix ou quinze (ou davantage) Etats avançant des
points de vue divergents ? Mais,
pour les simples citoyens, salariés, chômeurs, pensionnés, jeunes, plus âgés,
est-ce cela leur intérêt ? Leur droit à avoir un emploi décent, un salaire
convenable, permettant de vivre, à bénéficier d’une allocation de remplacement
en cas de maladie, chômage, de retraite, etc., est-il assuré par l’Etat
européen ? On peut en douter, étant donné que l’Union européenne, à
l’instigation des organisations patronales qui influent sur les décisions, ne
cesse de réduire les garanties sociales acquises souvent de haute lutte par le
passé. On peut en douter en constatant que l’Union européenne n’arrête pas
d’introduire la concurrence à tous les niveaux, de libéraliser, de
déréglementer et de privatiser les secteurs autrefois publics... En
clair, le débat actuel est celui que le patronat européen veut, non celui que
le simple citoyen désire. Il n’a pas pour enjeu l’amélioration sociale, mais le
développement d’une politique de dégradation des conditions de vie de la
majorité de la population, sacrifiées aux intérêts des multinationales. Là
aussi, la mystification est complète. 3.
Ce qui est recherché, c’est l’adhésion populaire au projet européen Comme on pouvait le sous-entendre à la
suite du point précédent, si la discussion porte sur le sujet avancé par les
responsables européens, en fait l’avis des gens n’est pas demandé en tant que
tel. Ce qui est essentiel, pour les promoteurs de ce débat, c’est l’adhésion de
la majorité de la population au projet européen, tel qu’il est construit
actuellement. De
la sorte, les émissions d’information aux télévisions ou dans la presse sont
orientées vers l’explication technique de ce qui se passe, jamais vers
l’implication critique de ce que cela va représenter pour les gens. Ainsi, on
passe du temps à préciser les formes de la conversion des francs en euros. Mais
pas un mot sur les conséquences sociales de l’introduction de la monnaie
commune. Parce qu’un effet majeur de celle-ci va être, pour les dirigeants
d’entreprise, la transparence dans les coûts et donc dans les salaires payés.
Aujourd’hui, une multinationale dispose, par exemple, d’une usine en Belgique
et d’une autre en Espagne. Les responsables peuvent se dire qu’ils doivent
conserver les deux unités, car si le franc est plus avantageux aujourd’hui que
la peseta il se peut que demain ce soit l’inverse. Mais, si tous deux ont la
même devise, l’euro, la concurrence est immédiate. Si les dirigeants estiment
qu’avoir deux usines est un coût trop lourd pour leurs bénéfices, ils ne vont
pas se gêner pour en supprimer une. C’est cela l’euro. C’est en cela d’ailleurs
qu’il est le prolongement obligatoire de la création du grand marché, comme
Wisse Dekker l’affirmait ci-dessus. Mais, de cette
information-là, il ne faut pas trop compter de la part des autorités
européennes. Les brochures publiées et distribuées gratuitement par les
instances de l’Union sont aussi remarquables par l’absence de sens critique. Ce
sont des instruments de propagande pure. Et ce n’est pas Verhofstadt qui va
inverser la tendance, lui qui affirme sans sourciller qu’en réalité, sur la
question de l’Europe : « on laisse le lobby antieuropéen,
international, monopoliser le débat »[30].
Il manifeste ainsi son intention de « reprendre » ce monopole,
exactement comme les présidents de l’ERT l’ont souligné à Davos : il faut
mieux vendre l’Europe, surtout aux simples citoyens. Comment peut-il parler de
lobby antieuropéen, pour désigner sans doute les courageux qui, malgré toutes
les intimidations et les chantages, osent s’opposer à la construction
européenne actuelle, alors que lui se trouve aux ordres du lobby le plus
antidémocratique de la terre, celui du business ? De nouveau, on
se retrouve devant une hypocrisie sans bornes de la part des responsables
européens. Leur attitude vis-à-vis du vote négatif des Irlandais en ce qui
concerne le traité de Nice est très symptomatique. Normalement, selon les dispositions
mises en place par les différents Etats membres, un traité doit être approuvé
par les quinze pays et, si l’un d’entre eux le refuse, il n’a pas cours. Chaque
Etat a le droit d’organiser la manière dont l’approbation se déroule. Il se
fait qu’en Irlande, cela s’effectue par référendum et que celui tenu en juin
dernier a abouti à une position négative. Le processus démocratique voudrait
donc que l’Irlande ne ratifie pas le traité et que celui-ci soit donc annulé.
Mais, pour les responsables européens, cette évidence est trop lourde de
conséquences. Dès lors, ce n’est pas le traité qui est nul et non avenu, c’est
le référendum, c’est la consultation populaire. Comment
peuvent-ils venir alors avec un débat sur l’avenir de l’Europe, en souhaitant
la participation des citoyens ? Il est bien clair que, l’avis de ceux-ci,
ils s’en foutent. De toute façon, pour les responsables européens, les jeux
sont déjà faits : il y aura un Etat. Seuls les contours de celui-ci
constitue l’enjeu de la discussion, qu’ils mèneront d’ailleurs entre eux, en
dehors des confrontations populaires. Mais ils veulent
une adhésion populaire. Parce que sinon les mouvements sociaux d’opposition se
développeront. La dégradation des conditions de vie va amener les salariés,
chômeurs, etc. à défendre leurs droits contre cette Union européenne qui
propose d’éliminer ces avancées. Cela pourra engendrer même des révoltes. Et,
dans la compétition que les multinationales européennes livrent à leurs rivales
américaines et asiatiques, ce n’est pas permis. S’il y a adhésion, les
responsables européens pourront en tirer argument : « C’est l’Europe.
C’est nécessaire ». Ce qu’ils font déjà maintenant, mais avec une certaine
résistance populaire. 4.
Le renforcement parallèle de l’appareil policier En même temps, les forces de police ne
cessent d’augmenter. Au nom d’ailleurs de la répression de ceux qui ne veulent
pas de cette Union européenne. Evidemment,
il y aurait les casseurs. Mais qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Ils
sont là bien à propos pour éviter d’avoir une discussion plus fondamentale sur
l’Europe que les gens veulent véritablement et pour permettre de discréditer
complètement ceux qui contestent la voie choisie par les autorités européennes. A
Göteborg, il y a eu trois manifestations durant le sommet de juin. La première
s’opposait à la politique du président américain, George Bush. Il y avait
environ 12.000 personnes. La seconde exigeait le retrait de la Suède de l’Union
européenne. Il y avait à peu près 16.000 personnes. La troisième voulait une
transformation radicale de l'Union européenne et certains groupes répétaient
les slogans de la veille contre l’Union et contre la zone euro. Il y avait près
de 10.000 personnes. Ce sont les plus grandes manifestations en Suède sur ces
thèmes depuis les trente dernières années. Mais
ces constatations sont passées sous l’éteignoir à cause des vitres brisées et
des pavés lancés par quelques groupes, sortis des cortèges ou même organisés en
dehors d’eux. Immédiatement, les responsables européens ont bondi sur
l’occasion pour paraître comme les grands démocrates et pour dénigrer les
mouvements de contestation. Lionel Jospin déclara : « Quand des
gouvernements légitimes, élus démocratiquement, se réunissent pour parler de
leurs peuples, rien ne peut justifier l’utilisation de telles violences »[31].
Otto Schily, ministre allemand de l’Intérieur, qualifia les événements de
« nouvelle forme d’extrémisme, de criminalité transfrontalière »[32]. Et
de justifier des mesures exceptionnelles contre les opposants. Un groupe
d’experts de France, de Belgique et de Suède vont se réunir pour trouver des
solutions à ces « débordements ». Déjà, le ministre belge de
l’Intérieur a affirmé vouloir utiliser la prévention de manière générale. Ceux
qui veulent organiser des manifestations d’opposition à la construction
européenne seront très certainement sous très haute surveillance. Peut-être,
d’ailleurs, toute manifestation sera-t-elle interdite au sommet de Laeken, à
partir du 14 décembre. C’est ce qu’il semble transparaître du refus des
pouvoirs communaux d’accorder aux syndicats l’autorisation de traverser la
ville de Bruxelles ce jour-là, les obligeant quasiment à descendre dans les
rues un jour plus tôt. Par
ailleurs, la police suédoise, qui a quand même tiré ouvertement et presque
assassiné un manifestant, recevra de nouveaux équipements comme des autopompes
ou des chevaux de frise, pour faire face aux prochaines colères des
travailleurs, chômeurs, jeunes, etc. Toutes les polices, en fait, se
renforcent. Dans
toute cette affaire, plusieurs points devraient sauter aux yeux. D’abord, qui a
intérêt à cette situation d’affrontements ? Les manifestants ou les
responsables européens ? Avec l’énumération faite ci-dessus, il est clair
que ce sont ces derniers. Ils peuvent discréditer le mouvement de contestation,
justifier l’augmentation de la machine policière, officialiser les contrôles à
tous les niveaux, ainsi que le fichage politique et, de la sorte, accroître les
compétences d’Europol. Ils peuvent aussi se présenter comme les grands
démocrates, attaqués par de méchants casseurs, qui refusent le dialogue. Il est
plus que probable dès lors qu’il y a des infiltrations de policiers au sein des
manifestants pour exciter certains d’entre eux. Notamment ceux qui veulent en
découdre avec les représentants de l’ordre et ceux qui sont de plus en plus
mécontents de la dégradation de la situation sociale de la majorité de la
population et qui ne veulent plus se promener dans les rues des cités, car ils
savent que cela ne sert à rien. Ensuite,
il y a un terrible paradoxe de voir les responsables européens se parer de la
dorure de la démocratie, alors qu’ils tiennent des sommets de plus en plus dans
des bunkers retranchés, séparés des gens par un incroyable cordon policier. A
propos du sommet des Amériques, tenu en avril 2001 à Québec et qui présentait
les mêmes caractéristiques, John Cavanagh, directeur de l’Institute for Policy
Studies, avait présenté ce formidable déploiement de forces de la sorte :
« Cela ressemble davantage à un Etat policier qu’à de la démocratie »[33].
A juste titre. 5.
Organiser la résistance D’un
côté, les responsables européens parlent de démocratie, mais organisent, en
réalité, un faux débat. De l’autre, ils accroissent les moyens de répression,
de sorte à intervenir contre tous ceux qui menacent leur autorité, d’une
manière ou d’une autre, qu’ils soient plus ou moins violents. C’est tout le
contraire de la démocratie pour la majorité de la population. D’ailleurs,
peut-il en être autrement, lorsque les décisions sont prises sous l’influence
des grandes organisations patronales, qui veulent subordonner la vie du reste
de la planète à leurs besoins de profit ? L’Union européenne peut-elle
être autre chose qu’une construction antisociale, antidémocratique et menaçant
la paix dans le monde ? Elle doit être combattue dans sa globalité. Elle
ne peut être aménagée, en renforçant seulement les pouvoirs et compétences de
quelque organe plus axée sur la représentation du peuple comme le parlement
européen. Car, même en ce cas, les orientations sont toujours déterminées par
l’ERT et les autres lobbies patronaux. C’est ce point qui est capital et c’est
lui qui occasionne les qualificatifs d’antisocial, d’antidémocratique et de
dangereux pour la paix dans le monde attribués à la construction européenne
actuelle. Précisons
qu’il ne s’agit pas simplement de couper les cordons formels qui existent
aujourd’hui entre les responsables européens et les organisations patronales.
Les commissaires européens, les chefs d’Etat européens, les hauts
fonctionnaires sont coresponsables de la prédominance des intérêts des
multinationales. Ainsi, Pascal Lamy avoue ouvertement que son objectif est
d’oeuvrer en faveur des firmes européennes : « En tant que
commissaire européen au Commerce, ma mission consiste à identifier les secteurs
dans lesquels l’Europe est la plus compétitive, et de négocier pour eux un
meilleur accès au marché, dans le but de promouvoir la diffusion de nos propres
normes et technologies »[34].
Erkki Liikanen, quant à lui, professe une idéologie profondément
patronale : « L’Europe a besoin de créer une nouvelle culture de
l’entrepreneuriat. L’esprit entrepreneurial doit être nourri dès le plus jeune
âge. Des cours sur l’entreprise doivent nécessairement faire partie de
l’éducation à l’école et à l’université. Etre entrepreneur doit être l’un des
choix offerts à chacun »[35].
Mais ce sont eux qui font l’Europe. La
liste des responsables européens qui, à la fin de leur carrière politique, ont
accepté un poste d’administrateur dans de grandes firmes est très très longue.
Citons néanmoins quelques cas comme celui d’Etienne Davignon, ancien
commissaire à l’Industrie et même vice-président de la Commission, devenu
président de la Société Générale de Belgique et membre de l'ERT. Ou Karel Van
Miert, commissaire à la Concurrence, devenu administrateur à Philips,
Agfa-Gevaert et Swissair. Ou encore Jean-Luc Dehaene, ancien Premier ministre
belge, devenu administrateur d’Union minière et de Lernhout & Hauspie. Et
il sera un des « sages » chargés de préparer la Déclaration de
Laeken, qui doit ponctuer le sommet de mi-décembre et lancer le débat officiel sur
l’avenir de l’Europe pour la prochaine conférence intergouvernementale en 2004.
C’est donc cette symbiose qu’il faut attaquer. Si
on veut une autre Europe, c’est-à-dire radicalement différente, parce que
fondée sur d’autres principes, il faut organiser la résistance. Cela
signifie : préparer les activités et manifestations prévues d’ores et déjà
pour les sommets de la présidence belge, soit les 21-23 septembre à Liège, le
19 octobre à Gand et les 13-15 décembre à Bruxelles. Il y a toute une série de
tâches de mobilisation à lancer, mais également mener le débat parmi la
population, pour lui montrer la signification réelle de l’Union européenne,
pour lui prouver que son aspiration à vivre mieux et en paix dans le monde
n’est pas rencontrée par les responsables européens. Que du contraire ! [1] Mais je m’exprime en mon nom personnel. [2] Il s’agit du référendum organisé début juin 2001 en Irlande sur le
traité de Nice et qui s’est soldé par un rejet du projet par 54% des voix. L’an
dernier a eu lieu un autre référendum au Danemark pour savoir si le pays allait
entrer dans la zone euro et une majorité s’est prononcée également contre cette
proposition. [3] Guy Verhofstadt, « Quel avenir pour quelle
Europe ? », Discours du Premier ministre à l’occasion du 7ème
Forum européen de la Wachau à Göttweig, 24 juin 2001. [4] Le Soir, 29 juin 2001, p.7. [5] Le Soir, 29 juin 2001, p.7. [6] « Mémorandum du Bénélux sur l’avenir de l’Europe », 21
juin 2001. [7] Guy Verhofstadt, op. cit. [8] Selon le sigle anglais : European Round Table. [9] Avec Pehr Gyllenhammar, le patron de Volvo, et Giovanni Agnelli, le
président et actionnaire principal de Fiat. [10] Wisse Dekker, « The American Responses to Europe 1992 »,
European Affairs, n°2, 1989, p.106. [11] Europol est l’instauration d’une collaboration policière étroite
entre les différentes polices européennes et la création d’une antenne dans
chacune de celles-ci pour l’échange d’informations. [12] Eurojust est le pendant judiciaire d’Europol, avec la possibilité
de constituer un parquet européen. Pour l’instant, cet aspect est peu
développé. Mais la présidence belge veut rattraper ce retard. [13] Néanmoins, au forum de Davos, en janvier 2001, ils ont plaidé très
clairement pour une avancée rapide dans la construction politique
européenne : www.weforum.org [14] Peter Sutherland a été commissaire européen dans les années 70 et
début des années 80. Il a été aussi le premier secrétaire général de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. [15] Keith Richardson, « Big Business and the European
Agenda », Sussex European Institute, Working Papers, n°35, septembre 2000,
p.20. http://www.sussex.ac.uk/Units/SEI/pdfs/wp35.pdf [16] Observatoire de l’Europe industrielle, Europe Inc. Liaisons
dangereuses entre institutions et milieux d’affaires européens, Agone éditeur,
Marseille, 2000, p.60. [17] Un rapport présenté par l’ERT en 1991. [18] Keith Richardson, op. cit., p.25. [19] ERT,
European Pensions. An Appeal for Reform. Pension Schemes that Europe Can Really
Afford, ERT, Brussels, 2000. [20] ERT, The East-West win-win business experience, Bruxelles, 1998.
Récemment, l’ERT a publié un nouveau rapport, intimant l’ordre de fixer des
délais dans le processus d’adhésion des pays candidats au sommet européen de
Göteborg, en juin 2001 : ERT, Opening up the business opportunities of EU
enlargement, Bruxelles, juin 2001. [21] ATTAC Bruxelles a sorti une brochure en réponse à la note de
priorités de Verhofstadt, montrant que, dans la plupart des cas, ces
orientations ont subi l’influence décisive de lobbies patronaux ou qu’elles
entrent dans le cadre des préoccupations de ces organisations. Voir ATTAC
Bruxelles, L’avenir de l’Europe, mais quelle Europe ?, Bruxelles, juin
2001. [22] Fédération des Entreprises de Belgique. [23] World Economic Forum, « Europe of my dreams. The views of
European Business », réunion annuelle 2001. On peut retrouver ces
indications sur le site : www.weforum.org [24] C’est ainsi que les organisateurs présentent le forum de Davos. [25] Keith Richardson, op. cit., p.19. [26] Voir le site du Corporate Europe Observatory (Observatoire de
l’Europe industrielle) : www.xs4all.nl/~ceo [27] Le Soir, 29 juin 2001, p.7. [28] Guy Verhofstadt, op. cit. [30] Le Soir, 29 juin 2001, p.7. [31] Les Echos, 18 juin 2001, p.9. [32] Financial Times, 18 juin 2001, p.2. [33] Council of Foreign Relations, « Summit of the Americas in
Quebec, Montreal », Washington, 17 avril 2001 : www.cfr.org/p/pubs/Summit_Briefing_Transcript.html [34] Pascal Lamy, « Que devrait et pourrait être la contribution
des politiques publiques à la création d’un environnement qui stimulerait
l’innovation, la compétitivité et la croissance ? », European
Business Summit, Bruxelles, le 10 juin 2000. [35] Erkki Liikanen, « European Business Summit Opening
Remarks », Bruxelles, 9 juin 2000.