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Un scandale financier majeur qui refuse d'éclater
by AlterEcho Tuesday April 24, 2001 at 07:00 PM
alterecho@brutele.be

Ces jours-ci, la presse francophone ignore superbement un scandale majeur qui refuse d'éclater. Comme souvent, ce n'est pas dans la grande presse qu'il faut aller le chercher, mais dans un organe plutôt périphérique, voire inattendu. En l'occurrence, il s'agit de Technikart, un magazine français à la fois branché et alternatif. (Extrait d'AlterEcho du 18 avril 2001)

Technikart publiait en mars une interview de Denis Robert, ancien journaliste à Libération. Depuis de longues années, Denis Robert enquête sur toutes les affaires financières pas claires en France, et il a écrit plusieurs livres à ce sujet, notamment 'Pendant les affaires, les affaires continuent', qui fut un best-seller. Pour Denis Robert, écrire des livres, c'est une façon de poursuivre un travail qu'il ne peut plus faire dans les journaux. Il y a quatre ans, il a croisé la route d'un vieux type un peu éteint, dans le cadre d'une petite enquête qu'il menait. Ernest Backes est un banquier luxembourgeois à la retraite. Denis Robert plaît au vieux banquier, qui le connaît de réputation. Backes décide de se confier à Denis Robert, qui ne sait pas très bien ce qu'il doit en penser. C'est que le vieux banquier a bien des choses à raconter, et que l'affaire est énorme, presque trop grosse pour éclater. Robert a mené l'enquête, et il a publié fin février un livre intitulé sobrement : Révélation$.

Ernest Backes a travaillé pour Cedel, aujourd'hui Clearstream, une société de clearing luxembourgeoise. Apparemment, il n'y en a que deux dans le monde, une à Bruxelles, l'autre à Luxembourg. Une société de clearing, ça sert à effectuer les transactions financières internationales entre banques et entre pays, notamment. Clearstream traite ainsi neuf trillions de dollars par jour, c'est à dire 9.000 milliards de dollars, une somme plutôt coquette. C'est déjà un premier point. Rien que le fait de savoir qu'il existe une trace centralisée de toutes les transactions financières internationales, c'est un trésor pour une organisation comme Attac, qui propose de taxer au niveau mondial les transactions financières. En général, les politiciens sourient en disant qu'il serait beaucoup trop complexe d'un point de vue pratique de prélever une telle taxe, alors qu'il suffirait des données des sociétés de clearing.

Mais ce n'est pas tout, loin de là. Les clients des sociétés de clearing, ce sont les banques. Elles y ont des comptes, comme les particuliers chez les banques. Seulement, il y a les comptes officiels, et là où les révélations et les microfilms du vieux banquier luxembourgeois deviennent intéressants, c'est qu'il y a aussi des comptes parallèles, non publiés, qui servent des buts bien moins avouables que de simples transactions internationales. Les transactions qui sont effectuées par le biais de ces comptes cachés ont trait au blanchiment d'argent sale, aux délits d'initiés, à la corruption et à l'évasion fiscale, bref, toutes des pratiques qui ont tout intérêt, justement, à rester cachées, mais qui sont pratiquées par des banques en apparence respectables, pour autant qu'une banque puisse l'être. D'ailleurs, dans les comptes cachés, il n'y a pas que des banques, mais aussi de grosses sociétés multinationales, ce qui est illégal en soi. Et le plus beau, c'est qu'il existe aussi des traces, cachées elles aussi, de tout ce circuit parallèle. Ernest Backes est bien placé pour parler de tout ça, puisque c'est lui qui a élaboré le système du clearing, avant de se faire évincer de la société. Bref, on comprend à quel point le livre de Denis Robert est explosif. Si le scandale éclate, il fournirait des réponses à bien des mystères internationaux jamais élucidés.

Déjà, il y a deux mois, Tecnhikart imaginait ce qui allait se passer. Soit Denis Robert allait être décrédibilisé parce que ses informations seraient réfutées, soit ce serait le scandale international. Mais Technikart envisageait intelligemment une troisième solution, la plus plausible: 'On peut imaginer une troisième solution, plus vraisemblable. Les informations pourraient être tout à fait exactes et ne provoquer aucun tremblement de terre. L'effet du livre sera plutôt souterrain. Comme dit Robert, "Je n'ai aucune idée de l'impact qu'il va avoir. Mais je sais qu'il constitue une arme formidable pour les juges qui veulent enquêter sur des affaires passées, présentes ou à venir." Certes, il y aura des articles dans la presse, le livre se vendra, mais le monde ne s'arrêtera pas de tourner. Normal. Les Révélations de Robert sont tout simplement trop grosses pour être entendues. […] Quoi qu'il en soit, ces Révélations nous auront surtout révélé ceci : l'Information, la Véritable, celle qui fait bouger le Monde, ne vient jamais d'en haut, par les voies des organes officiels et rigides, Virgin, l'AFP, ou la Maison Blanche. Elle part d'en bas, de quelques hommes isolés et perdus. Elle vient d'une faille, d'une fêlure, qui paraît forcément improbable aux hommes de raison.'

Effectivement, c'est bien ce qui semble se passer : il y a un mois, j'ai effectué une recherche Internet, et je n'ai trouvé qu'une seule incidence : une dépêche AFP expliquant que Denis Robert et Ernest Backes avaient été entendus par la commission de l'Assemblée nationale française sur le blanchiment d'argent sale. Le bulletin d'information d'Attac en a parlé également, rapportant que les deux hommes avaient été invités à témoigner devant l'intergroupe 'Taxation du capital, fiscalité, mondialisation' du Parlement européen à Strasbourg. Ca prouve au moins que ce ne sont pas des rigolos, mais c'est tout. Pas d'articles de presse, rien. Aujourd'hui, une recherche Internet rapporte déjà un peu plus. Quelques articles sur des sites d'information financière, un article sur celui de TF1. Apparemment, certains en ont parlé, comme Canal+, qui a diffusé un documentaire du même Denis Robert et de Pascal Lorent sur la même question, ou le Monde et le Figaro, qui ont publié des extraits ou des articles. Mais aucun scandale n'éclate. C'est fatal, et c'est précisément ce qu'avait prédit Technikart. Quand c'est trop gros, on n'attaque plus, on ignore et on boycotte.