arch/ive/ief (2000 - 2005)

Visite de condoléances à Nazareth
by MIR-IRG (traduction) Friday April 20, 2001 at 02:00 AM
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Compte-rendu personnel d'une visite de condoléances de six femmes du mouvement israélien Nouveau Profil au domicile de la famille Yazgad, dont le fils, Wissam, a été tué pendant Yom Kippur (13 citoyens palestiniens d'Israël ont perdu la vie pendant les premiers jours de la nouvelle intifada).

Aujourd'hui nous sommes allées à Nazareth rendre visite à une famille endeuillée. Je sais que ce terme n'est pas accepté pour désigner les familles palestiniennes qui ont perdu un fils ou une fille.


Il confère un statut symbolique. Habituellement, il est réservé aux juifs. Parfois il s'applique aux citoyens palestiniens, lorsque le décès concerne un militaire, un garde frontière ou un policier mort en service ou lorsqu'il est survenu des suites d'une explosion visant des passants civils. Mais normalement vous n'entendez pas prononcer les mots "famille endeuillée" quand il s'agit d'un jeune abattu par la police israélienne ou par des manifestants/hooligans juifs qui passent à l'action en présence et sous la protection de la police israélienne. Ne parlons pas des Palestiniens tirés par l'armée dans les territoires occupés.


Dans notre société, "Famille endeuillée" est une expression prise en otage. Elle résonne souvent comme une distinction, une décoration. Elle est censée traduire un type particulier d'appréciation, une marque de sérieux, un hommage à la famille qu’elle désigne. L'emploi de ces mots est l'une des manières (et il en existe beaucoup dans notre société) de faire agoniser le sens, de faire participer une mort soudaine, absurde, aveugle et stupide à une histoire collective qu'on nous dit glorieuse. Ces mots sont l'un des instruments par lesquels notre société fait passer la mort - la sienne et celle de ses proches - pour un service rendu à la communauté. L'une des manières d'accepter la mort violente comme une option, ni controversée ni démente.


Je n'emploie jamais ces mots. Ils me semblent infectés, hypocrites, boursouflés, manipulateurs, nuisibles. Supposés m'amener à regarder les guerres et la violence avec respect (ce que je faisais jadis). A les considérer comme nécessaires.

Mais ce matin, sur le chemin vers Nazareth, ces mots me sont venus à l’esprit : j’étais en route pour rendre visite à une famille endeuillée. Parce que le fait qu’on ne qualifie pas une famille palestinienne de cette façon d’ordinaire en Israël souligne un peu plus encore la profondeur du racisme dans la société juive israélienne, avec un clarté extrême et minutieuse.

La semaine passée, avant Yom Kippur (le Jour du Pardon, qui suit Rosh Hashana, le nouvel an juif), lors d’une réunion de NP, nous avions décidé de nous rendre dans au moins une des familles, d’aller de cette manière aussi à contre-courant des événements qui nous entourent. Dans la nuit d’hier j’ai appelé Nabila, une de mes amies qui est aussi très liée avec Haggith, et je lui ai dit que nous voulions aller à Nazareth. Je pensais seulement lui demander des instructions sur la route à suivre, mais Nabila a offert de nous accueillir à l’entrée de Nazareth et de nous accompagner jusqu’à l’une des familles.

Nabila est une femme fort occupée et particulièrement active dans sa communauté. Elle dirige un centre de formation pour éducateurs. Au cours des derniers jours elle a assuré l’organisation d’un centre d’information sur les incidents à Nazareth et dans la communauté palestinienne d’Israël. Elle a aussi ouvert cette semaine une “hotline” téléphonique pour les enfants et les familles confrontés à des traumatismes ou accablés par l’anxiété ou des troubles émotionnels dus aux événements.

Malgré tout et bien que je ne le lui ai pas demandé, Nabila a pris le temps de nous rencontrer et de venir s’asseoir avec nous au domicile du défunt. Elle se dépense depuis des dizaines d’années en faveur d’un Etat et d’une société humains et égalitaires. C’est une Palestinienne fière, une femme solide et libérée, confiante dans la capacité qu’a chaque femme et chaque homme de transformer la société par la force d’une action continue, d’un engagement sans compromis, de l’intégrité personnelle et de la chaleur humaine.

Les derniers événements l’ont amené à mettre en relief combien il est important à ses yeux de continuer à écouter et à faire entendre, au sein de la communauté palestinienne en Israël, la voix des femmes et des hommes juifs qui luttent comme elle pour le droit de tous à la liberté, à la vie et à la dignité.


Nabila nous a d’abord menées au tabernacle funèbre où les hommes de la famille Yazback étaient assis avec de nombreux invités, des hommes également. Nous y étions les seules femmes. Six femmes du mouvement “Nouveau Profil”.

Nous avons été accueillies comme des invités de marque. Les membres de la famille et les amis se levèrent pour nous saluer, pour nous présenter au père en deuil. Le frère, l’oncle et le grand père du disparu quittèrent leur siège et nous serrèrent la main, comme ils l’auraient fait à l’occasion d’un mariage.

Ils nous racontèrent entre autres choses que Wissam, qui avait été tué samedi, devait se marier dans un mois. Ils nous montrèrent le podium installé pour les noces de son frère le mois précédent et laissé en l’état depuis, pour éviter d’avoir à le remonter. Dire que cette estrade en attente d’un mariage servira pour des funérailles, voilà qui sonne comme de l’opportunisme de reportage télé. Mais c’était la réalité. Le corps du jeune homme y reposait.


Nous nous sommes brièvement présentées. Nous avons dit que nous venions au nom d’une organisation de femmes dont la démarche vise à réduire le rôle de l’armée dans le pays et à transformer Israël en Etat civil, civil-isé. J’ajoutai que nous avions honte de ce qui s’était produit et de ce qui arrive aujourd’hui dans le pays aux Palestiniens. Je voyais comment chacune d’entre nous cherchait ses mots, s’efforçait de ne pas tenir des propos creux et automatiques. Sans grande chance d’y parvenir.

Nous nous sommes assises et nous avons surtout discuté avec l’oncle de Wissam Yazbak, professeur à l’université de Haïfa. Il nous a expliqué que Wissam était sorti au moment où il avait entendu la foule descendre des hauteurs de Nazareth (la partie de la ville majoritairement juive). Il avait 25 ans, travaillait avec succès comme entrepreneur en terrassement et étudiait aussi la gestion commerciale. On l'avait atteint mortellement à l'arrière du cou. L'oncle nous dit que Wissam avait cherché à persuader la foule palestinienne de se retirer vers la ruelle, en direction du quartier est. Non loin de lui, tentant aussi de séparer, de s'interposer, de prévenir les heurts, se trouvaient le dirigeant du Comité Arabe de Surveillance, le maire de Nazareth et des membres arabes de la Knesset. Tous étaient arrivés sur les lieux entre une demi heure et une heure après que l'émeute juive ait fait mouvement vers le quartier est de Nazareth. Des policiers armés se tenaient dans le dos de Wissam. Derrière eux s'agitait la foule juive en furie. Deux Palestiniens furent tués cette nuit-là. Aucune balle n'avait été tirée en direction d'un juif.


Nabila précisa que la famille avait vu que la balle avait été extraite du cou de Wissam. Il existe des photos détaillées du projectile et de son point d'impact. Le centre d'information a soigneusement recueilli les données relatives aux dommages corporels subis à Nazareth par les citoyens palestiniens d'Israël. Nous avons demandé à Nabila de nous envoyer ce matériel car nous avons l'intention d'exiger une enquête approfondie.


Voici une semaine nous avions déjà commencé à nous élever contre les agissements de la police. Nous avons adressé une lettre vigoureuse au Ministre de la Sécurité Intérieure, Shlomo Ben Ami, le seul membre du gouvernement Barak dont certains parmi nous attendaient quelque chose. A sa nomination nous lui avions écrit pour le féliciter, pour lui faire connaître l'importance à nos yeux de sa désignation comme ministre.


Pendant la semaine quelques-uns d'entre nous l'ont eu au téléphone. Nous avons appelé plusieurs fois, sans laisser tomber. Le comportement de la police ces jours-ci - non, je devrais dire sa politique - est la plus grave évolution qui ait eu lieu en Israël depuis des années. Il est arrivé par le passé que des policiers juifs israéliens tuent des citoyens palestiniens d'Israël. Mais jamais jusqu'à un tel point. Pas aussi systématiquement.


Ces derniers jours, la police israélienne arrache violemment le camouflage quasi-démocratique que nous essayons depuis des années de rendre plus consistant qu'un camouflage. C'est un pas dans une direction qui pourrait se révéler plus encore source de violence. Une violence carburant d'une nouvelle violence. Volontairement ? Oui.


Bien entendu, des Palestiniens ont causé des dégradations à l'intérieur d'Israël et ont pris part à des manifestations sauvages. Des juifs se sont dépêchés de suivre le même chemin et se sont déchaînés de la même façon.


Personne n'a tiré sur eux.


Avant la visite à Nazareth déjà nous avions convenu de ne pas relâcher la pression sur la police. Nous nous refusons à laisser dans le vague les événements qui ont entraîné la mort et les blessures de civils.

Nous sommes déterminées à ne pas laisser ces faits se perdre au milieu d'un barrage de mots et de ruines. Des êtres humains, vivants et bien portants, ont été abattus. Des femmes et des hommes. Quelqu'un les a visés. Qui ? Quelqu'un a empoigné une arme et les a fauchés. La police était présente. L'organisation chargée de protéger les civils, de faire respecter la loi et l'ordre public. Qu'est-ce que les policiers ont fait à cette occasion ? Que faisaient-ils, précisément, sur place ? Qui était responsable de leur comportement ? Qui avait décidé ce qu'ils feraient ? Je veux savoir. Avec précision. Nous voulons savoir avec précision.


Cette fois-ci personne ne pourra nous dire "il n'y a pas de preuve" ou "les faits sont vagues". Toutes les preuves sont disponibles. Je sais ce qu'insister signifie. Je sais ce que ça implique. J'en connais le prix. Une série interminable d'appels téléphoniques humiliants. Des lettres, des fax - continuellement ignorés. Des courriers de réponse courtoisement creux. J'ai fait ce genre de chose dans le passé. Je sais combien de semaines et de mois, combien de patience et de frustration sont nécessaires pour insister face au glacis bureaucratique.


Une quasi-démocratie. Ils vont s'ingénier à nous tourner en dérision. A nous rendre insignifiantes et ridicules. Les femmes ne comprennent pas, elles sont hystériques. Nous sommes entêtées.


Nous sommes des sorcières. Nous n'abandonnerons pas.

Après avoir rendu visite aux hommes endeuillés, nous sommes allées dans la maison où les femmes étaient réunies. L'accueil là fut moins démonstratif. L'affliction et la douleur y étaient plus perceptibles. La mère de Wissam, assise sur une chaise, serrait dans ses bras son plus jeune fils et sa fille cadette.


Le peu de temps que je les ai vus, les deux enfants sont restés assis là, les bras de leur mère autour d'eux, presque comme des poupées, figés. Immobiles, comme s'ils tenaient à ne pas esquisser par accident le moindre geste inconvenant, quelque chose qui aurait paru déplacé après le meurtre d'un grand frère.


Leur mère parla très peu. Les autres femmes, en revanche, nous ont transmis leurs sentiments pénibles : désarroi, désespoir, une grande crainte.


"Qui nous protège ?" demanda l'une d'elles.

"Il n'y a personne pour nous protéger. Nous sommes complètement exposés".


Rela Mazali (rel@inter.net.il), le 11 octobre 2000.