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Avancées - le dernier n°: Coup d'Etat en Belgique?
by (posted by Fred) Wednesday January 31, 2001 at 12:09 PM
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La revue mensuelle "Avancées" a cessé de paraître. Son numéro de janvier, bien que prêt, n'est pas sorti dans les librairies. C'est pourquoi Indymedia, à la demande d'"Avancées", a décidé de publier l'entièreté de ce numéro ultime sur internet. Voici "Coup d'Etat en Belgique?" dans la rubrique "Les années de plomb".

Les années de Plomb

Coup d'Etat en Belgique?

Un journaliste d'investigation témoigne

Plus de vingt-sept ans après les premières révélations sur l'existence d'un réseau clandestin dont le but était la prise de contrôle de l'Etat par la force, nous avons, sur ce sujet, demandé son avis à Walter De Bock, l'un des pères du journalisme belge d'investigation, auteur de centaines d'articles et de dossiers sur les «années de plomb» pour le quotidien néerlandophone De Morgen.

Au cours de vos enquêtes, avez-vous eu connaissance d'un plan visant à la déstabilisation du pays en vue d'y instaurer un régime fort?

Oui, tout à fait. Je m'en souviens comme si c'était hier. A l'époque, je débutais comme journaliste au sein de l'hebdomadaire flamand Knack. Au cours de l'été 1973, un long article fut publié par Frank De Moor (l'actuel rédacteur en chef de Knack) et le regretté Frans Verleyen (alors directeur de la rédaction), à propos de ce projet fou. Mais apparemment rêvé et même planifié par certains «notables» du pouvoir belge. J'ai participé de près à cette enquête. Par la suite, tout au long de mes activités de journaliste, j'ai systématiquement recherché des éléments supplémentaires sur ce coup d’Etat.

Quelles sont ces preuves vous permettant d'affirmer que ce projet ait été planifié à un moment donné dans les coulisses de la politique belge?

L'enquête du journal Knack débute avec le témoignage d'un professeur malinois d'une université flamande. Ce dernier prétendait avoir été contacté par des leaders de l’ultradroite belgicaine pour faire partie d’un «gouvernement provisoire» qui aurait été mis en place après le coup d’Etat. Par ailleurs, ses dires confirmèrent d'autres données que nous avions en notre possession.

Dans cette affaire, il est impératif de se remémorer le contexte de l'époque. Nous étions en pleine guerre froide. Le bloc soviétique représentait le mal absolu et les propagandistes d'ultradroite le considéraient comme un danger immédiat pour la «paix sociale» de nos systèmes démocratiques. La contestation de la gauche radicale avait atteint son paroxysme, après la «révolution» de Mai 68. La perte du Congo belge faisait toujours l'objet d'une blessure ouverte pour de nombreux anciens coloniaux civils et militaires. La tension sociale en Belgique inquiétait beaucoup de membres des différents pouvoirs (politique, économique, judiciaire). Le cœur du dispositif militaro-politique de l'OTAN se trouvait déjà à Bruxelles, tout comme les sièges des principales organisations à la base de la construction européenne. La sécurité des institutions belges et étrangères deviendra une véritable obsession.

Pour leur part, les «belgicains» les plus extrémistes, ceux fidèles à la «Belgique de papa», manifestaient avec véhémence leur inquiétude vis-à-vis des projets de fédéralisation du pays. Pour eux, les choses étaient simples: la fin de la Belgique unitaire avait été programmée par les parlementaires! Plusieurs éminents représentants de ces milieux ultraconservateurs décidèrent de sonner le tocsin. Un haut gradé de l'Armée belge et ancien du Congo, le major Guy Weber, lança un défi au gouvernement à l’occasion de la nomination d’officiers néerlandophones. Selon lui, cette nomination risquait de rompre l’unité nationale au sommet des forces armées. Weber fut suivi par les plus hautes autorités militaires, dont son chef de corps. Majoritairement francophones, ces officiers belgicains agissaient contre ce qu'ils pensaient être le démantèlement annoncé de l'Etat belge.

Ces «rebelles» adoptèrent un discours radical et menaçant. A tel point que plusieurs hommes politiques de l'époque jugèrent nécessaire de réagir avec fermeté vis-à-vis de cette tentative d'intimidation orchestrée par des militaires sur les affaires de l'Etat. Le président du Parti socialiste belge, par exemple, ne mâcha pas ses mots pour dénoncer les attitudes de général d'opérette de Weber et consorts. La tension était vive entre les deux camps. Ils ne se résumaient pas à se regarder en chien de faïence. Plus tard, pour avoir contesté une décision parlementaire, le colonel Weber sera enfin muté au SHAPE, le quartier-général de l'OTAN. Et l’affaire en resta là. Sans l’ouverture d’aucune enquête.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces fameux hommes de l'ombre, sur ces «comploteurs»? Qui étaient les membres de cette conspiration? Quelle était la raison de leur projet d'Etat fort?

L'essentiel du noyau dur de ce groupe à la base du projet de coup d'Etat, désigné par nos témoins et les documents en notre possession (notamment, une série de rapports confidentiels de différentes sections territoriales de la BSR, à la demande de l’Etat-Major de la gendarmerie) provenaient pour la majorité de la classe politique francophone. Essentiellement de l'aile droite du Parti social-chrétien (PSC). On citait les noms de militaires, de très hauts gradés de la gendarmerie, mais aussi celui d’hommes d'affaires de premier plan. Parmi ces apprentis putschistes se trouvaient des anciens du Congo belge qui n'arrivaient pas accepter la perte de notre colonie africaine. L'anticommunisme, "l'amour de la Patrie» et la peur du fédéralisme formaient le dénominateur commun entre les différentes factions à l'origine de ce projet de déstabilisation.

Les têtes pensantes du putsch le voulaient unitaire. C'est donc pour cette raison qu'ils prirent très vite contact avec des milieux conservateurs flamands, entre autres avec un avocat, par ailleurs principal bailleur de fonds de l'extrême droite anversoise. Des comptes rendus montrent que des réunions eurent lieu à Anvers, à Liège et surtout dans un café à deux pas de la Gare du Luxembourg, à Bruxelles. Cette même mouvance particulière jouait un rôle central dans le lobby qui soutenait le régime raciste en Afrique du sud. D'autres liens se forgèrent avec les principaux pays dictatoriaux pro-occidentaux, via des organisations internationales anticommunistes et des services de renseignement officiels ou parallèles.

L'extrême droite «classique» faisait-elle partie de cette stratégie de la tension?

Des documents internes de la direction des Jeunesses Belges-Belgische jeugd (JBJ) montrent clairement que cette organisation d'ultradroite unitariste, regroupant des adolescents idéalistes mais certainement manipulés, était au courant de quelque chose. Mieux, à la lecture entre les lignes de leurs archives, on peut supposer que les JBJ devaient participer activement à cette déstabilisation. Apparues en octobre 1968, il faut savoir que le dirigeant de ces «jeunesses», Jean Breydel, comme beaucoup de ses «lieutenants», provenait de l'extrême droite et avait alors une place de premier ordre au sein du CEPIC, la tendance d'ultradroite du PSC.

A côté du mouvement de jeunesse JBJ, l’extrême droite menait une vigoureuse campagne de propagande pour diffuser ses idéaux. Le journal Nouvel Europe magazine (NEM) et ses cercles militants, les NEM-Clubs, servaient de relais médiatique à cette campagne qui ciblait en particulier l’école royale militaire et la légion mobile de la gendarmerie. En leur sein, beaucoup de sympathisants et de membres actifs seront recrutés. A ma connaissance, depuis la Libération, ce fut la première fois que des officiers d’active et de réserve rejoignirent au grand jour un mouvement d’extrême droite. Ce qui est pourtant totalement interdit!

Le NEM était un instrument de la droite nationale belge, alors incarnée par le CEPIC. La branche jeune des NEM-Clubs deviendra le Front de la jeunesse, une véritable milice privée et paramilitaire néofasciste au service, jusqu'à la fin des années septante, de la même mouvance.

Deux hommes de l'ombre furent les courroies de transmission entre les divers «pions» de ce plan de déstabilisation. Il s'agit d'Emile Lecerf et de Florimond Damman. Le premier dirigeait le Nouvel Europe magazine et était le «parrain politique» des principaux dirigeants néofascistes, dont Francis Dossogne (Front de la jeunesse) et plus tard Paul Latinus (le führer du Westland new post). Lecerf était nommément désigné dans un rapport de la BSR (daté du 10 septembre 1973) comme étant l'un des chefs d'orchestre du réseau clandestin antidémocratique à la base du coup d’Etat. Le second, Florimond Damman, est moins connu, mais appartenait à la «bourgeoise d’affaires». Il était notamment lié à des aristocrates proches du Palais royal et de l’OTAN. Damman fut le maillon de référence d'un réseau international anticommuniste impliqué dans des actions clandestines. Via plusieurs organisations européennes dans lesquelles ce personnage évoluait, la droite conservatrice côtoyait l'extrême droite subversive. Damman avait de très bonnes relations avec un ministre franquiste et membre important de l'Opus Dei. Il était surtout lié à Yves Guérin-Sérac, la figure de proue d'une organisation internationale de «stratégie de la tension» au service des régimes de la droite dure et «travaillant» avec des services secrets atlantistes (2).

Les documents internes que vous aviez récoltés, les éléments matériels existants et les témoignages recueillis seront-ils par la suite complétés par d'autres preuves démontrant la tentative de coup d'Etat?

Bien plus tard, au début des années quatre-vingt, à l'occasion d'enquêtes sur d'autres faits de déstabilisation, comme celle sur les tueries du Brabant, de nouvelles sources viendront renforcer les révélations que nous avions publiées sur ce projet de coup d'Etat politico-militaire. Lors d'auditions de témoins clés devant les commissions parlementaires d'enquête sur les réseaux clandestins militaires «Gladio» de l’OTAN, sur le banditisme et le terrorisme, par exemple.

L’existence jusqu’au début des années nonante d’un réseau parallèle constitué de militaires d’extrême droite fut encore confirmée. Pour rappel, l’objectif de plusieurs personnalités impliquées dans ce groupe antidémocratique était l'instauration d'un pouvoir fort en Belgique et la constitution d’un gouvernement de «salut national». Instauré par la force…

Propos recueillis par Manuel ABRAMOWICZ

 

  1. En mai 1999, Avancées avait publié un document prouvant les liens des JBJ avec l'extrême droite. Dans ce document d’archives, les JBJ était clairement présentées comme étant une des structures de la mouvance du CEPIC, la tendance d'ultradroite du PSC menée alors par l'ex-Premier ministre Paul Vanden Boeynants.
  2. Relire Avancées de février 1998, p. 27 et de décembre 1998, p. 21.