arch/ive/ief (2000 - 2005)

Pour la levée de l'embargo intellectuel sur l'espace social belge
by raisons d'agir Wednesday December 27, 2000 at 01:38 PM
clefdeschamps@infonie.be

Ce qui suit tente de montrer la pertinence d'une intervention concertée et régulière de Raisons d'agir en Belgique en tenant compte des spécificités des mécanismes de pouvoir locaux. Le dossier privilégié sera celui, précisément, des prises de décision politiques dans un Etat belge soumis à une ‘fédéralisation' sans projet fédéral.

A toutes fins utiles, nous précisons qu’il ne s’agit pas de plaider ni pour un Etat belge plus fort, ni pour un retour à la situation d’avant le début de la ‘fédéralisation’ (1970), mais pour une analyse d’une partie des conditions sociales et historiques qui empêchent la société concernée de fonctionner sur des bases tant soit peu démocratiques.

La chose est bien connue des chercheurs en sciences humaines: il faut vraiment avoir envie de s'intéresser aux 'petits pays’, lesquels, précisément, sont 'petits', c'est-à-dire ont tout pour attirer moins l'attention, susciter moins l'intérêt et apporter moins de profits à celui qui s’y intéresserait. Or, pareil jugement participe d'une vision de l'histoire de l'Europe fondée sur la primauté de la 'grande nation', vision qu'il s'agirait au contraire d'objectiver. Plutôt que de la renforcer, il est temps de faire voir le fait que les 'petits pays' servent assez généralement (dans les discours, les recherches, les prises de décision, etc.) de justifications à l'entreprise historiographique des 'grands'. On est même fondé à avancer l'hypothèse selon laquelle les 'petits' seraient les faire-valoir des 'grands', les résidus du processus ‘naturel’ de constitution des Etats-Nations qui, en tant que résidus, justifieraient les principes de ce processus. Leur statut de 'petits' serait donc essentiel pour les 'grands', qui y tiendraient et devraient inlassablement le réaffirmer. Cela étant, il faut se garder de verser dans le contraire: on voit trop de chercheurs qui, inspirés par une fierté mal placée, cherchent à réhabiliter les 'petits pays' (en commençant par le leur propre) ou, pis encore, à montrer que ces pays peuvent faire ce que font les autres (ce qui ne ferait que consolider le modèle nationaliste).
Il est doublement difficile d'analyser l'espace social de certains de ces pays, à savoir ceux qui se trouvent pris dans un rapport de force historique avec une 'grande nation’ voisine, rapport qui structure une grande partie de la vie nationale. Dans le cas de la Belgique, il s'agit d’abord de la France, où le champ du pouvoir a intérêt à rendre inintéressant ce ‘petit’ voisin, objectivement encombrant et qui a eu plus d'une occasion de le prouver, sur le plan politique (comme terre d'asile au XIXe siècle, rival victorieux en Afrique, terrain d'action d'un nationalisme antifrançais, etc.), économique (ex-puissance mondiale), culturel (capitale avec Vienne de l'art nouveau, productrice d'une littérature en langue ‘française’ reconnue internationalement, un cinéma et une B.D. concurrents, etc.). Tout est fait pour que soient relativisées les contributions originales de la Belgique, y compris son modèle étatique: parler de la Belgique, c'est aussi parler de solutions sociopolitiques embarrassantes pour la République. La meilleure façon de s'y prendre, et partant la plus prisée, est de présenter ce pays comme bien connu, comme étant, tout bien considéré et pour aller au fond des choses, français, voire comme une partie historique de la France éternelle, de la nation panfrançaise. Si toutes les régions concernées par les schèmes de vision de l’universalisme français en subissent les effets multiples, c’est spécialement le cas des régions francophones non françaises en Europe et, semble-t-il, plus encore de la Belgique que de la vieille Confédération helvétique. Les sciences sociales n'échappent pas à cette tendance, au contraire, et leur silence relatif sur le ‘plat pays’ est souvent plus significatif que dans d’autres parties de la société française. L'ennui, c'est que cette myopie persistante contribue beaucoup à présenter comme allant de soi la domination française au niveau culturel, économique et, toujours moins clandestinement, politique.
Mais il est une troisième raison de la difficulté de se consacrer à la Belgique: tout paraît fait dans ce pays même pour que les spécificités de son espace social demeurent dans l'ombre, malgré l'existence de discours articulés (ce qui est généralement synonyme d’’érudits’) à son sujet. Aussi est-il nécessaire, si l'on veut y faire avancer le travail d'objectivation, de commencer par dégager les raisons qui expliquent ce qui constitue un refus de la part des intellectuels locaux de travailler sur l'espace social concerné de manière globale, méthodique et dans une perspective internationale non pas abstraite, mais comparative . Ce refus s'accompagne, lorsque le besoin s’en fait sentir, d'une dénégation vigoureuse qui consiste à dire qu'au contraire, le travail d’objectivation progresse depuis longtemps, et bien. Or, outre les résultats de certaines études consacrées à cette résistance (par exemple celles de la sociologue américaine Renée C. Fox), la seule quantité des études existantes, les budgets mis à la disposition de la recherche, les outils bibliographiques, les aveux discrets de certains scientifiques, etc. l'attestent amplement: l'analyse structurale de l'espace social belge est étonnamment peu avancée (image du reste encore trop optimiste, car supposant l’existence d’un projet ou d’une conscience de cet état de fait). Les intellectuels belges, quelle que soit leur langue maternelle, ont intériorisé la consigne non écrite de ne pas intégrer dans leur démarche l'espace social dans lequel ils vivent. Il est urgent d’en interroger les motifs dans le but d'y changer quelque chose.

L'analyse de cet espace pourrait sans doute être entamée à travers la question de savoir comment les historicisations légitimes des réalités locales ont conduit à les déshistoriciser, c'est-à-dire à les déréaliser en les fictionnalisant au point d’ôter toute envie de s'y intéresser. Les modèles historiographiques légitimes en Belgique, difficiles à répertorier, ont en commun de contribuer à une vaste histoire désincarnée, composée d'un récit qui s’articule autour de certaines dates de l'histoire des ‘grandes’ nations environnantes (histoire pseudo-européenne), d'un récit cumulatif concernant les régions et les sous-régions (chacune de ces parties jouant de moins en moins le rôle de métonymie du tout) et d'un récit résiduel, version fédéralisée de l'ancienne histoire nationale. L’idée selon laquelle la Belgique est le 'carrefour de l'Europe', le 'laboratoire de l'Europe', un 'no man's land européen', etc. est très répandue et suscite, dans certaines parties de la population, une fierté relative, même si, parallèlement, l’histoire est de plus en plus ethnicisée sous l'effet de la 'fédéralisation', c’est-à-dire suivant une logique inverse quoique reprenant les catégories jacobines décriées de l’histoire nationale. En fait, tout est fait pour que le public, y compris ‘lettré’, connaisse d’une manière très approximative l'histoire des contrées en question, et généralement moins bien ou plus mal que l'histoire de France. L’idée d’une histoire locale à l'échelle du pays est immédiatement rapportée à une nostalgie dérisoire ou associée à des anecdotes où l’autodérision que les Belges se reconnaissent mutuellement trouve amplement son compte. Elle ne fait du reste plus l’unanimité parmi les historiens eux-mêmes, y compris parmi ceux qui ont pour terrain de recherche la Belgique.
Ces facteurs peuvent être considérés comme autant d'effets de l'intériorisation du modèle dominant et n’auraient donc pas de quoi susciter une attention particulière. Toutefois, cette intériorisation semble avoir, en Belgique, un caractère systématique (à étudier de plus près) et prend les allures d'une revendication: l'idée selon laquelle le cadre sociopolitique concourt à façonner les structures mentales y est acceptée pour toutes les régions du monde (à commencer par la France et les Pays-Bas), moins une: la Belgique.

1. Origines du refoulement
En 1830, les élites francophones et récemment francisées ont poursuivi une partie de l'œuvre de Napoléon entamée sous l’occupation de la Belgique par la France et fondé l'Etat belge sur certains piliers du modèle étatique français: une administration centralisée, une nation, un peuple, une langue, une culture, une monarchie attachée à certaines libertés individuelles. Ce système est en contradiction avec les traditions fortement municipalistes d’un pays qui n’est pas qu’un des restes nordiques d’un territoire (en gros, la Lotharingie) que se sont arraché les puissances européennes : la Belgique est, plus positivement, un réseau de cités rivales au destin et aux valeurs partiellement communs, mais dont les rivalités historiques, encore vivaces aujourd’hui (entre Liège et Bruxelles, Anvers et Bruxelles, etc.), ont tout pour faire oublier cette communauté. Ce décalage génère un profond malentendu au sujet des structures ‘belges’ : elles seront toujours contestées (dès les années 1840, pour ce qui est des nationalistes ‘flamands’), puis niées pour avoir été créées plus ou moins de toutes pièces par un législateur hypnotisé par les principes centralisateurs, alors qu’elles ont une existence structurelle et mentale solide et relativement ancienne (cette hypothèse devrait pouvoir servir à une recherche qui leur serait enfin consacrée).
La Constitution de 1830 n’a guère retenu de spécifique que les visions du monde (‘philosophies’) propres à la bourgeoisie catholique et au clergé, à la bourgeoisie libérale, puis, vers la fin du siècle, à la mouvance socialiste, visions du monde qui n’ont pourtant rien d’historiquement 'belge’, si ce n’est leur diffusion très inégale au sein des populations et la manière dont elles favorisent des alliances entre groupes sociaux rivaux. La reproduction de ces clivages est garantie par la Constitution à travers la mise sur pied et le développement progressif de trois réseaux d'institutions parallèles à tendance catholique, libéral ou socialiste (l’enseignement, la sécurité sociale, les principaux partis politiques, les syndicats, etc.). Ils sont à la base de la répartition des postes administratifs et politiques. Ce sont les fameux 'piliers' de la société belge, ‘piliers’ non pas au sens de supports de la société belge (rien de plus friable que cette dernière), mais, au contraire, au sens de compartiments étanches. Il s’agit de trois mondes (appelés d’ailleurs les ‘mondes philosophiques’ ou les ‘familles’) dont on n’a pas assez souligné qu’ils jouent le rôle de trois administrations étatiques parallèles, trois Etats dans l'Etat. Ils suppléent à des tâches que l’Etat en tant que tel ne remplit pas ou incomplètement, tout en en renforçant la légitimité et le centralisme.
Pareille distribution du pouvoir, ambivalente et rarement perçue comme telle, affaiblit objectivement l'Etat belge. Cela échappe bien sûr à toutes les histoires officielles, y compris aux nouvelles histoires des entités ‘fédérées’ qui reproduisent l’essentiel des structures de l’Etat décrié. Le processus de ‘fédéralisation’ lancé en 1970 a en effet appliqué la vision nationaliste et ‘pilarisée’ aux 'deux' ‘communautés’ qui composeraient la Belgique, selon des logiques en partie distinctes selon la ‘communauté’. Dans cette Belgique qui, surtout dans sa partie méridionale, n’a jamais été française, les élus des seuls citoyens francophones ou contraints de choisir le français ont ainsi baptisé leur entité 'Communauté française de Belgique', ce qui est l’indice d’une intériorisation très profonde du modèle français et d’un déni plus marqué encore des réalités du terrain. Si la Belgique est contestée dans sa pertinence historique, si on l’a réduite à la somme de ses parties, on a oublié le fait que celles-ci sont intimement liées à la Belgique et à son histoire non fictive et qu’elles en reproduisent, la plupart du temps assez fidèlement, les caractéristiques principales.
Le doute 'identitaire' résulte d'une tentative de compromis toujours insatisfaisante entre
- d'un côté, la fascination des classes dirigeantes à l'égard du pôle parisien d'attraction culturelle, fascination qui comporte la menace d'une perte de croyance dans l’intérêt des institutions locales,
- de l'autre côté, leur projet de développer sur le sol belge les bases matérielles et symboliques d'une 'identité' nationale concurrente, non française/hollandaise, laquelle toutefois ne saurait être assumée complètement comme le résultat ‘naturel’ de la construction nationale sans s'exclure de la sphère de légitimité culturelle.
L'ampleur du déni 'identitaire' devrait un jour être mis en rapport avec une succession séculaire de changements d’’identité’ faisant en sorte que l’intérêt même d'une ‘identité’ autochtone est perçu comme secondaire. On aurait affaire ici à un mode particulier de gestion de la domination étrangère (dont la plus durable a été jusqu'à présent la domination française) et de transmission de ses effets. Tout se passe comme si cette tradition spécifiquement 'belge' faisait écran entre les citoyens et leur propre passé et présent et les empêchait d’objectiver leur histoire sociale, voire d’en accepter le principe même.

2. Conséquences du refoulement
Les conséquences de ce refoulement sont si nombreuses et variées que l'on parle en Belgique même d'un 'malaise belge', et ce en songeant parfois à un problème ‘identitaire’ dont on ne se donne pas les moyens de distinguer les origines, c’est-à-dire en s’appuyant sur des recherches qui considèrent l’espace social belge comme un niveau réel, cohérent et primordial de socialisation. Tout débat politique, social, culturel (notamment architectural), etc. repose ainsi sur des bases en partie faussées, car il touche nécessairement à un patrimoine politique, social, culturel (notamment architectural), etc. nié en tant que patrimoine plus ou moins commun (il est désormais, à quelques rares institutions ‘bicommunautaires’ près, ‘communautarisé).
Le monde politique souffre le plus visiblement de ce ‘malaise’ dont il est le principal reproducteur. Etant donné les conditions de vie mentale esquissées ci-dessus, l'organisateur de la vie sociale, c’est-à-dire le pouvoir politique, a logiquement le plus de mal à définir des objectifs adaptés à des structures et des pratiques dont plus personne n'a intérêt à connaître le système des déterminants. L’illustration la plus éloquente et à la fois la plus invisible en est la distorsion entre la conception historiquement municipaliste de l'administration des régions belges et la centralisation de 1830 plus ou moins calquée sur le modèle français (notamment l'équation entre nation et langue ; cf. supra). Cette distorsion fait que le projet étatique belge ne peut que produire des dysfonctionnements et des frustrations, malgré toutes les 'réformes de l'Etat' qui ne sont en réalité qu'une interminable série d’opérations de chirurgie institutionnelle condamnées à défigurer chaque fois un peu plus l’autonomie historique et le potentiel de créativité politique, culturelle, etc. des territoires concernés. (A propos d’autonomie, il conviendrait d’analyser le rôle joué par la ‘fédéralisation’ dans l’acquisition récente par le grand capital français de pans entiers d’une économie belge jadis puissante.) Le manque inévitable de vision historique des auteurs de ces 'réformes de l'Etat' semble directement à l’origine du fait que celles-ci correspondent à la formation de deux nouveaux mini-Etats centralisés, unilingues, ethnicisés, etc. plutôt qu’à la rationalisation démocratique de l’administration existante dont se prévalaient certains fondateurs du système ‘fédéral’ mis en place par à-coups depuis 1970. Au sein de l’univers politique règne donc, quant au passé et surtout quant à l’avenir de l’Etat belge, un désarroi objectif, mais aussi subjectif, et croissant à mesure qu’il produit des effets perturbateurs ou paralysants pour le bon fonctionnement d’une administration quelle qu’elle soit, à commencer par le principe de hiérarchie des normes (le ‘fédéralisme’ repose sur de nombreux échelons, dont la ‘région’, la ‘communauté’ et l’ ‘Etat fédéral’ qui édictent chacun un type de ‘loi’ de niveau hiérarchique égal, mais en concurrence permanente sur d’innombrables dossiers). Ce désarroi est d’une ampleur telle qu’il n’est guère que les constitutionnalistes qui, aggravant d’ailleurs la division du travail déjà très inquiétante dans cette particratie (terme utilisé désormais ouvertement par les politologues), soient à même d’expliquer un édifice institutionnel dont la complexité rebute d’autant plus les citoyens qu’ils n’ont jamais été associés, ni de près ni de loin, à son élaboration.
Tout cela est bien fait pour donner raison aux ennemis, anciens et moins anciens, de cet Etat (mot qu’il faudrait en fait chaque fois entourer de guillemets, y compris d’un point de vue du droit international). L’anarchie institutionnelle, qui prend appui sur les puissants leviers que sont les ‘piliers’ restés à peu près intacts au sein de chaque ‘communauté’ et ‘région’ (la ‘fédéralisation’ devait permettre leur déconstruction progressive), sert en effet d’abord les intérêts des nationalistes 'flamands', 'wallons' et 'panfrançais', qui sont les seuls à avoir un projet clairement défini et qui voient dans cette anarchie une preuve supplémentaire de la nature selon eux artificielle du pays. C’est largement à la faveur de la ‘clarté’ éblouissante de son projet de société que le parti séparatiste néonazi ‘Vlaams Blok’ (Bloc flamand) attire toujours plus d’électeurs, notamment dans la plus grande ville néerlandophone, Anvers, où il est le premier parti. Même les thèses des 'rattachistes', qui œuvrent pour le ‘retour’ de la Wallonie à une France dont elle n’a jamais fait partie, se répandent désormais rapidement. Sans fondement historique aucun, ni soutien populaire, ces thèses sont le meilleur signe de la confusion régnante. Ainsi, le champ du pouvoir en Belgique ne favorise pas seulement la méconnaissance généralisée du pays, mais sa composante politique a désormais de quoi faire espérer et faire agir jusqu'aux ‘rattachistes’. Mais l'exemple du ‘rattachisme’ vient aussi rappeler, en quelque sorte par l'absurde, à quel point l'espace social belge est travaillé par l'histoire d'espaces sociaux concurrents. Il faudrait d'abord montrer tout ce que cette croyance proprement fantaisiste doit aussi au point de vue français sur la Belgique, point de vue particulièrement désinformé et essentiellement fondé sur une tendance séculaire à la conquête, aujourd'hui plus économique et politique que culturelle.
En somme, il est possible de prévoir pour ainsi dire scientifiquement que l'Etat belge, déjà en partie devenu inexistant dans les faits à la faveur de la confédéralisation de la plupart de ses compétences (les dernières administrations en date sont celles de l’agriculture et du commerce extérieur), disparaîtra bientôt de manière plus ou moins complète (personne n’ayant l’audace de ses opinions (sauf le ‘Vlaams Blok’), le passage à l’acte final se fera attendre probablement pendant plusieurs années encore), selon quelles modalités et pour quels motifs pseudo-historiques. Les médias, quant à eux, entérinent la situation en la dramatisant selon des dérives spécifiques à leur univers ou en n’en voyant plus guère les conséquences pour la vie des citoyens. A propos d’un accord communautaire récent – l’« accord de la Sainte-Perlette » - un journal francophone titrait : ce « donnant-donnant refinancement des communautés contre autonomie fiscale » pour ces mêmes communautés « contient des flous à dissiper ». Cette formule est une litote au vu du gigantesque embrouillamini que constitue la ‘fédéralisation’ sans fin des institutions. Politiques et médias sont d'ailleurs de plus en plus nombreux à promettre ouvertement à l'Etat belge une fin qu'ils disent irréversible, alors que cette fin serait bien sûr, au moins en partie, le résultat logique de leurs pratiques mal informées. La « dérive confédéraliste » dénoncée à tout bout de champ par certains partis francophones n’est pas une dérive, mais une suite logique de tout ce qui l’a préparée, et ces partis sont très mal placés, comme tous les autres, pour la dénoncer.

3. Etat belge et Etat social
La fameuse ‘crise de l’Etat belge’, qui a servi de titre notamment à des actes de colloques universitaires qui n’en analysent jamais les fondements structurels, est devenue une crise ouverte à mesure qu’elle produisait des symptômes de moins en moins invisibles (innombrables et sanglants scandales politico-financiers, ‘dysfonctionnements’ de l’appareil judiciaire, etc.). Elle est d’abord liée, par hypothèse (cf. ci-dessus), à la myopie du monde politique dans son ensemble et à la pauvreté des solutions législatives où se reflète directement la pauvreté des représentations mentales. Ce monde, entraînant avec lui, une fois n’est pas coutume, l’ensemble de la société, s’en trouve menacé d’une perte d’autonomie qui profite à des forces essentiellement économiques, forces dont il faudrait enfin examiner le poids décisif dans le processus de démembrement de l’Etat. La mainmise française sur une partie croissante de l’économie n’en est qu’un exemple parmi d’autres, et il ne faudrait pas non plus omettre de prendre en compte les intérêts américains massivement présents en Belgique, surtout en Flandre.
Cette perte d’autonomie marque sans doute, à des degrés divers, la plupart des Etats européens, mais le cas belge est d’autant plus urgent à traiter qu’il constitue l’exemple même d’une société en régression où le manque de conscience historique favorise le pseudo-progressisme du tout-économique. Les institutions issues de la ‘fédéralisation’, ce semblant d’adaptation de l’Etat aux exigences de la modernité et aux ‘identités’ culturelles locales, se prêtent d’autant mieux à l’endoctrinement consumériste des esprits qu’elles donnent l’impression d’une plus grande autonomie (concept rarement interrogé par les nationalistes de quelque bord qu’ils soient). Qui plus est, cette même ‘fédéralisation’ ayant un fondement et un discours ethnocentriques de type consumériste, elle tend à s’attaquer directement aux acquis de l’Etat social, particulièrement développé dans un pays qui s’est rapidement doté d’un modèle social efficace et très élaboré. Aussi les nationalistes n’ont-ils pas besoin de revendiquer ouvertement, comme des droits imprescriptibles de ‘leur’ ‘peuple’, les compétences en matière de sécurité sociale, étant enclins à s’appuyer sur des raisonnements économiques pour en exiger la scission ‘rationnelle’. C’est ainsi que, paradoxalement, le libéralisme fait bon ménage avec le nationalisme (‘flamand’ au Nord, ‘panfrançais’ au Sud) : par exemple, les libéraux néerlandophones parviennent à s’accomoder, en la personne de l’actuel premier ministre (surnommé dans les années 80 et 90 ‘Baby Thatcher’ et cherchant à se rapprocher, notamment à travers des alliances bilatérales, de la Grande-Bretagne de Tony Blair), des réflexes égoïstes qui fondent le discours des nationalistes d’extrême-droite, notamment en prônant depuis belle lurette la ‘communautarisation’ purement pragmatique de la dette publique belge (plus importante en Wallonie qu’en Flandre). De même, les chrétiens-démocrates néerlandophones s’avèrent, depuis deux décennies, les plus habiles à concilier leur altruisme nationaliste avec les ‘impératifs’ économiques (de ‘la crise’, de ‘Maastricht’, etc.). Une remarque analogue vaut pour les socialistes et, dans une moindre mesure, les écologistes (ceux-ci sont les derniers à se concerter au delà de la ‘frontière linguistique’).
Outre les atteintes quotidiennes aux droits de l’homme qu’entraîne notamment la minorisation de ‘poches’ de néerlandophones en Wallonie et, surtout, de francophones en Flandre, il faut donc insister ici sur le fait que l’Etat social est particulièrement menacé à la faveur du démantèlement aveugle et permanent de l’Etat ‘fédéral’, pourtant seul capable de garantir l’accès universel aux droits sociaux et, plus généralement, l’égalité de tous devant la loi, sans considération de langue (critère de discrimination jamais perçu comme tel ni dans les débats, ni dans les textes).
4. Belgique et recherche scientifique
Le monde de la recherche n'échappe pas à l'indifférence générale à l'égard des réalités fondatrices de l’espace social en Belgique. Cela est d’abord dû à ses rapports avec le champ du pouvoir. Les intellectuels, quelle que soit leur langue, sont prédisposés à suivre les initiatives du pouvoir, dans la mesure où ils constituent un groupe dont la reconnaissance sociale est faible. Les mieux reconnus d’entre eux sont ceux qui parviennent à susciter l'intérêt du personnel politique, économique ou médiatique dominant, à commencer par les chercheurs universitaires. Qui plus est, la légitimité du contenu des projets dépend avant tout d'une demande extérieure, souvent émise directement par une instance politique, médiatique, patronale, syndicale, etc. Aussi est-ce l’‘expert’ qui bénéficie de la plus grande reconnaissance, y compris scientifique, le critère d'expertise impliquant du reste la scientificité, mais pas nécessairement l’indépendance partisane. En outre, le personnel scientifique a d'autant moins tendance à se pencher sur des problématiques nationales ou impliquant la collectivité nationale que les intérêts matériels et symboliques des intellectuels se structurent en fonction des clivages 'idéologiques' ('piliers') et 'communautaires'.
Il s'ensuit que, au moins depuis l'après-guerre, le monde politique a eu beau jeu d'étendre d'une manière décisive son contrôle sur tous les discours relatifs à l'espace national, c'est-à-dire de les soustraire progressivement à l'attention du public et d'en dénationaliser ('décentraliser', 'régionaliser', 'communautariser', 'fédéraliser' ou, synonyme plus récent, 'défédéraliser', etc.) et déréaliser l'objet. Mais même en dehors de toute immixtion (systématique) plus ou moins discrète du monde politique dans le choix et le traitement des objets légitimes, la recherche a intériorisé le schéma politique dominant (une Belgique formée de la simple addition de deux groupes ethniques rivaux) au point de s’interdire toute investigation ayant trait à la genèse et au fonctionnement de l’espace social comme matrice de socialisation structurée et chargée d’histoire. Surtout depuis le début de la ‘fédéralisation’, elle s'est montrée tout sauf encline à s'intéresser à des objets impliquant plus d'un ‘groupe linguistique’. Aucun aspect de la question des groupes linguistiques en Belgique, question pourtant reconnue comme essentielle à entendre les prises de position et surtout de décision des uns et des autres, n'a jamais été traité de manière systématique. La Belgique, en tant qu’espace social, est assez profondément délégitimée comme enjeu dans la sphère intellectuelle.

Pour conclure
Tout ce qui précède justifie amplement une intervention concertée et régulière de Raisons d’agir en Belgique à travers, entre autres, la publication des résultats de l’analyse des effets sociaux de l’évolution institutionnelle sur ce pays. Cette évolution est une sorte de catastrophe sociale et, en fait, loin d’être une évolution, elle est une révolution sans aucune implication libre des citoyens (comme le montrent notamment certaines études universitaires et tous les sondages depuis des décennies) et conduisant à la mise sur pied de deux répliques non pas à la Belgique, mais de la Belgique. L’appartenance forcée du citoyen, quelle(s) que soi(en)t sa (ses) langue(s), à la ‘communauté’ à laquelle ressortit son lieu d’habitation ou, à Bruxelles, ville soi-doisant ‘bilingue’, l’obligation de choisir l’une des deux ‘communautés’, n’est qu’une des innombrables dérives inhérentes au découpage racial de l’Etat. Ce découpage, en tant que manœuvre de diversion peu ou prou pensée comme telle, a des retombées sans précédent sur la construction séculaire d’un Etat social parmi les plus développés du monde et, à ce titre, encombrant sur la place européenne.
Les intellectuels belges étant particulièrement mal placés, on l’a vu, pour intervenir dans la vie publique de leur pays au nom de leur autonomie insuffisamment assurée, il semble qu’un réseau belge de Raisons d’agir, surtout sur le chapitre des mécanismes du pouvoir, gagnerait à collaborer étroitement avec des réseaux étrangers, pas forcément français ou néerlandais. La prise de conscience et l’analyse du fait que l'histoire de la Belgique, au même titre que les histoires de quelques autres pays du continent, est l'histoire des effets d'usages sociaux désastreux de l'Histoire est sans doute à ce prix.

Paul Dirkx (Raisons d'agir France, Université de Rennes-I)