arch/ive/ief (2000 - 2005)

Chomsky parle du mouvement anti-mondialisation
by AlterEcho Sunday December 17, 2000 at 06:05 PM
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Noam Chomsky est militant, écrivain et professeur de linguistique au Massachusetts Institute of Technology. Ses livres les plus récents sont The Common Good et The New Military humanism (Le Nouvel Humanisme Militaire). Fin février, il a été interviewé pour The Nation par David Barsamian, le directeur d'Alternative Radio à Boulder, dans le Colorado. Voici une version condensée de cette interview.

- DB : Parlons de ce qui est arrivé à Seattle fin novembre début décembre autour de la réunion ministérielle de l’OMC. Quel sens donnez-vous à ce qui est arrivé là, et quelles sont les leçons que l’on peut en tirer ?

- Chomsky : Je pense que c’était un événement très significatif. Il reflétait une opposition très large à la mondialisation menée par le monde économique, qui a été imposée principalement sous la conduite des Etats-Unis, mais aussi par les autres principaux pays industrialisés. La participation à cette opposition était très large et variée, et elle comprenait des mouvements américains et internationaux qui s’étaient rarement rencontrés par le passé. C’est le même genre de coalition de forces qui avait bloqué l’Accord Multilatéral sur les Investissements (AMI) un an plus tôt, et qui s’était fermement opposé à d’autres soi-disant accords comme l’ALENA (Alliance de libre-échange nord-américaine) et l’OMC.
L’une des leçons de Seattle est que la formation et l’organisation à long terme, si elle sont bien faites, peuvent vraiment être payantes. Une autre leçon est qu’une bonne partie de la population des Etats-Unis et du monde, je dirais une majorité de ceux qui réfléchissent aux problèmes, est dérangée par les évolutions contemporaines, voire y est fermement opposée, et opposée surtout aux attaques virulentes des droits démocratiques, de la liberté décider pour soi-même, et à la subordination générale de toutes les considérations aux intérêts privés, à la primauté de la course au profit et de la domination par une partie infime de la population mondiale.

- Thomas Friedman, dans le New York Times, a qualifié les manifestants de Seattle de « arche de Noé de défenseurs de l’idée selon laquelle la terre est plate ».

- De son point de vue à lui, c’est sans doute correct. Du point de vue des esclavagistes, c’est sans doute l’impression que donnaient les opposants à l’esclavage. Pour le 1% de la population auquel il pense et qu’il représente, les gens qui s’opposent à ça croient que la terre est plate. Pourquoi s’opposerait-on aux évolutions dont nous parlons ?

- Peut-on dire que dans les actions menées dans les rues de Seattle, parmi les gaz lacrymogènes il y avait aussi une bouffée de démocratie ?

- Il me semble que oui. Une démocratie bien portante ne devrait pas se faire dans la rue. C’est dans les décisions qu’elle doit s’exprimer. C’est là un reflet de la sape de la démocratie et de la réaction populaire que cela entraîne, et ce n’est pas la première fois. Il y a eu une longue lutte, qui a pris des siècles, pour essayer d’étendre le champ des libertés démocratiques, et cette lutte a été couronnée de nombreuses victoires. Et c’est précisément comme cela que ces victoires ont été acquises, pas par des cadeaux, mais par la confrontation et par la lutte. Si, dans le cas présent, la réaction populaire prend une forme vraiment organisée et constructive, elle peut attaquer et renverser la vapeur foncièrement antidémocratique des arrangements économiques internationaux que l’on impose au monde. Et ceux-ci sont tout à fait antidémocratiques. On pense naturellement aux attaques contre la souveraineté nationale, mais c’est bien pire dans la plupart des autres pays. Plus de la moitié de la population mondiale n’a même plus un contrôle théorique sur la politique économique de son propre pays. Ils sont dans une position de receveur. Leurs politiques économiques sont menées par des bureaucrates de Washington suite à la soi-disant crise de la dette, qui est une construction idéologique et non économique. Cela fait plus de la moitié de la population mondiale qui est privée de la moindre souveraineté.

- Expliquez-moi ce qui se passe sur votre campus au MIT.

- Il y a des groupes d’étudiants pour la justice sociale qui sont actifs en permanence, bien plus que ces dernières années. C’est la réalité objective qui explique cela. Ce sont les mêmes sentiments, les mêmes prises de conscience et les mêmes perceptions qui ont mené les gens dans les rues de Seattle. Les Etats-Unis ne souffrent pas comme le tiers monde. Mais même si nous traversons une période de croissance économique relativement forte, la majorité de la population reste sur le carreau. Les arrangements économiques internationaux, ces soi-disant accords de libre-échange, servent en gros à maintenir cette situation.

- Un commentaire sur ce proverbe africain, qui peut se rapporter au sujet dont nous parlons : « Il ne faut jamais utiliser les outils du maître pour abattre la maison du maître. »

- Si ce proverbe est censé signifier qu’il ne faut pas essayer d’améliorer la condition des gens qui souffrent, je ne suis pas d’accord. Il est vrai que le pouvoir centralisé, que ce soit dans une entreprise ou un gouvernement, ne va pas se suicider de son plein gré. Mais cela ne signifie pas qu’il ne faille pas s’y attaquer, pour toutes sortes de raisons. Premièrement, cela bénéficie à ceux qui souffrent. C’est une chose qu’il faut faire en toute circonstance, quelles que soient les considérations plus larges. Mais même lorsqu’il s’agit d’abattre la maison du maître, si les gens peuvent comprendre quel est leur pouvoir lorsqu’ils travaillent ensemble, et s’ils peuvent voir à quel moment on les arrêtera, peut-être par la force, c’est une leçon très précieuse sur la façon de poursuivre. L’alternative, c’est de s’enfermer dans des séminaires académiques et de parler de l’horreur du système.