arch/ive/ief (2000 - 2005)

Le sommet de Nice ou la recherche d'un leadership de superpuissance
by François Vercammen (posted by Fred) Monday December 04, 2000 at 02:35 PM

La nervosité règne dans les hautes sphères européennes au moment où le sommet de Nice s'approche. L'échec danois fait suite à une série de ratés : la chute de l'euro et l'incapacité de Duisenburg et de ses comparses de la Banque Centrale Européenne de développer une politique cohérente (d'un point de vue bourgeois) ; l'absence d'une réaction coordonnée de l'UE face à " la crise du pétrole " chaque...

...gouvernement s’assurant la " gestion de la lutte de classes " à sa manière ; et le fiasco de l’intervention " antifasciste " en Autriche, utilisée cyniquement pour inaugurer " la naissance de l’Europe politique ".

Une fois encore le développement de l’UE s’est enlisé. Les " bénéfices " de la présidence portugaise (janvier-juin 2000) (le plein emploi grâce à la nouvelle économie) se sont rapidement évaporés. Ils n’ont pas suffi pour entretenir un élan " européen-communautaire " au point de faire passer au second plan les intérêts des États nationaux. Quant à l’opinion publique, elle déçoit les rêves sociaux-démocrates : au moment où la conjoncture économique est à la hausse et que les gouvernements lâchent du lest, le monde du travail, au lieu de remercier ses généreux gouvernants pour leurs promesses, est passé à l’action dans plusieurs pays pour " récupérer ses arriérés ".

Le révélateur danois

Le " non " danois n’a pas déclenché une tempête, ni sur les marchés financiers ni dans les chancelleries. Les premiers avaient largement anticipé l’événement. Ces seconds ont adopté un profil bas. Il y avait bien quelques sherpas pour endiguer l’affaire : un politologue de service (sur ARTE, la chaîne " européenne ") pérorait sur " le manque de maturité du peuple danois " et un économiste spécialisé avait déniché la statistique qu’il fallait : le " Danemark pèse à peine un peu plus de 2 % dans le PIB de " l’euro-zone "

Pourtant, ce mépris affiché n’enlève rien à l’impact politique. Aucun gouvernement ou dirigeant politique de l’Union européenne n’a pu éviter de méditer sur ce fait massue : la moitié de la population d’un pays-membre a résisté pendant plusieurs mois à un véritable bombardement politico-idéologique, mené par l’ensemble des centres de pouvoir (étatiques, politiques, économique-finaciers, syndicaux, médiatiques). Ce vote de résistance a rappelé l’énorme taux d’abstention, lors des dernières élections européennes et le recul manifeste de la social-démocratie au pouvoir, principal artisan du traité d’Amsterdam. L’UE n’a qu’une très faible légitimité dans tous les pays membres (excepté les pays et les régions les plus pauvres qui reçoivent, pour le moment, les mannes des subsides).

C’est dans ce contexte que les gouvernements de l’UE sont confrontés à une série de problèmes d’une grande portée, liés au passage à une Europe-puissance, en ajoutant à la monnaie unique (qui entrerait en circulation au 1 janvier 2002), une armée européenne et l’unification politico-économique du continent européen. C’est dans ce cadre que la réforme institutionnelle se pose, à partir des bouleversements économiques et sociaux internes à l’UE " élargie et puissante ", ce qui affecte bien entendu les rapports de force entre Etats membres, mais aussi des rapports extérieurs, à savoir la présence de l’UE dans le monde et la rivalité avec les États-Unis.

De l’imbroglio vers la " grande " crise ?

En reportant les décisions, en poussant les problèmes devant soi, le Sommet de Nice aura à traiter des problématiques d’ampleur qui vont nettement au-delà de l’ordre du jour formel :

1.Paradoxe : l’ordre du jour officiel n’est qu’un reliquat de la réunion d’Amsterdam de juin 1997 et se décline en trois points : la taille de la Commission (nombre de commissaires au total, et pour chaque pays), la repondération des voix de chaque État membre dans le Conseil des Ministres, et le type de vote (unanimité ou majorité qualifiée) selon les matières traitées. Avec un point supplémentaire : " les coopérations renforcées ", c’est-à-dire la possibilité pour certains pays membres d’avancer ensemble dans un domaine particulier. Il ne s’agit pas pour autant de mesures " homéopathiques " 2.Immédiatement lié à cette structure : le rôle du Monsieur PESC (" Haut Représentant de la politique étrangère et de sécurité commune "), aujourd’hui incarné par Javier Solana. Déjà secrétaire général du Conseil des Ministres, qui l’a chargé de mettre en place un appareil d’exécution propre, il devrait aussi incarner la capacité impérialiste de l’UE et représenter les États de l’UE, et parmi ceux-ci les plus puissants. C’est un choix crucial quant au poids du Conseil et la Commission. Prodi et d’autres contestent cette situation, en préférant attacher la fonction à la Commission. D’autant plus, que déjà s’avance l’idée d’un " Haut Représentant de la politique économique ", interlocuteur face à la BCE et porte-parole du Conseil. 3.Cette fonction fait le lien avec la mise en place d’une " armée européenne " (de plus en plus couplée à un projet d’une police européenne et d’un " parquet européen ". Là, on passe à la " sécurité intérieure " et au maintien de l’ordre, dans la perspective d’une nouvelle vague de " main d’oeuvre " immigrée). Sans que cela soit formellement à l’ordre du jour, le Sommet devrait statuer sur les progrès sur le terrain (en l’occurrence le Kosovo !) et en déduire des conclusions pour l’organigramme institutionnelle. 4.L’absurde et intenable situation d’une Banque Centrale Européenne totalement souveraine (et opaque), qui gère " une monnaie sans État " et cela en fonction d’un seul et exclusif critère, celui du niveau des prix (inflation zéro !). Dans aucun autre pays au monde une telle situation ne se présente (même pas aux États-Unis pourtant pris comme modèle). En bonne logique capitaliste, la politique monétaire fait partie de la politique économique dont elle est un instrument. Dans l’UE, la Banque " dialogue " avec les 11 ministres des Finances (" l’euro-groupe ") et décide en donnant par ailleurs " son opinion " sur toutes les questions sociales et économiques clés ! La coordination économique dans l’UE se limite aux grandes orientations de politique économique (GOPE), suite du " pacte de stabilité ", qui servent de fait et en exclusivité à embrigader le monde du travail. Cette incohérence gêne désormais sérieusement le grand capital. Formellement ce point ne figure pas à l’ordre du jour. Mais il est sous-jacent, en fait au coeur du dispositif exécutif à construire. 5.L’élargissement de l’UE (vers les pays de l’Est, ainsi que Chypre et la Turquie) tant de fois proclamé devrait connaître un début d’application pratique (Pologne, Hongrie), car un nouveau report risque de provoquer une gigantesque crise morale et politique dans ces pays avec des crises sociales explosives à la clé, qui pourraient avoir un effet boomerang dans l’UE. Même si cela se passait sans conflits majeurs, cette " nouvelle " UE sera à ce point hétérogène que les principes fondateurs en seraient affectés. Pas seulement à cause du nombre d’adhérants, mais surtout du fait des différences de structures économiques et sociales. 6.La Charte des droits fondamentaux tentative émasculée de donner une certaine armature aux citoyens face à l’État européen en construction induit une véritable régression sociale. C’est dangereux, parce que, adoptée telle quelle, elle fournit un point d’appui " légal européen " aux gouvernements nationaux pour démanteler les acquis d’un siècle de conquêtes ouvrières (voir l’article de Marie-Paule Connan). Mais indirectement, et involontairement, elle soulève le problème de l’inscription de cette Charte dans les Traités, et, partant, le problème d’une Constitution européenne.

Homéopathie institutionnelle et principes fondamentau

xFace à cette problématique de dimension historique, partie prenante de la globalisation capitaliste, le sommet " informel " de Biarritz a donné un spectacle dérisoire où tout a tourné autour de chamailleries pour un poste en plus (qui et combien) dans la Commission ou dans le Conseils des Ministres. (Heureusement qu’il y avait Kostunica pour donner un peu de souffle). En réalité, derrière quelques changements étroitement fonctionnels, il y a deux questions fondamentales, toujours présentes, jamais ouvertes explicitées :

1. L’UE : Fédération ou Confédération (" Bundesstaat " ou " Statenbund ") ?

2. Quelles institutions pour créer un véritable " leadership " politique ?.

Certains journalistes ont écrit qu’il s’agit d’opérations " homéopathiques ". Mais à tort : ces quelques mesures, certes peu exaltantes, ont un aspect principiel évident. Abandonner la règle de la majorité n’est pas simplement une mesure d’efficacité fonctionnelle (" comment prendre des décisions dans une UE qui passerait de 15 à 18, 25, 30) : en brisant le droit de veto (la règle de l’unanimité) en faveur du vote majoritaire (" qualifiée " en l’occurrence) on saute dans un régime de supranationalité, d’abandon de souveraineté nationale (un pays en minorité est obligé à appliquer la décision). Cela est proposé pour le Conseil des Ministres, qui est le véritable pouvoir de décision dans l’UE (l’instance exécutive, législative et constituante) et le cœur de l’inter-gouvernementalisme. L’UE pourtant jure officiellement par " la méthode communautaire " dont la Commission est censée être " la locomotive " ! Si cela passe, on n’imagine pas que les trois Grands (Allemagne, Grande Bretagne, France) ou un d’entre eux puisse être mis en minorité sur une question essentielle. Ce serait tout de suite la très grande crise. Alors, il faut assurer une prépondérance numérique de ce trio au sein du Conseil. D’où la repondération des votes qui exprime le poids matériel (par un critère démographique seul ou en le combinant avec le Produit Intérieur Brut du pays). Les chiffres qui circulent : les pays du trio, qui en ont chacun 10 votes, passeraient à 30 (Schröder demande 33), cela vaudrait aussi pour l’Italie, l’Espagne aurait 27, etc. Cela porterait à conséquence pour la composition de la Commission. Là, la pondération est définie autrement : les Grands (le trio plus l’Espagne et l’Italie) ont chacun 2 commissaires, les autres pays un seul. Et si l’UE s’élargit, à 20 ou plus ? Tout pays membre recevrait-il alors un commissaire ? Impraticable, dit-on. Alors, une Commission plus petite car plus cohérente et plus efficace, par exemple une à 10 ou 12 commissaires. Cela n’irait pas sans une rotation régulière ! Mais une Commission sans les grands pays serait une commission affaiblie face au Conseil des Ministres. La solution de Chirac : chaque pays serait présent dans la Commission, mais serait constituée une sorte de Présidence de la Commission, composée des pays les plus grands.

Évidemment dans ce scénario, il devient possible d’étendre le nombre de matières ou dispositions du traité qui peuvent être adoptées et amendées sur la base d’un vote qualifié : les pays du trio abandonneraient des pans entiers de leur souveraineté nationale (on parle de passer de 70 à 120 dispositions), en échange d’une nouvelle supranationalité partagée entre eux !

Un leadership politique de superpuissance

Ce de quoi il s’agit, c’est de donner une base légale, institutionnelle, au mécanisme réellement existant et qui est le véritable moteur de l’UE : la préparation bilatérale (exceptionnellement trilatérale) entre la France, l’Allemagne et la Grande Bretagne de tous les sommets, et, entre les sommets, des consultations sur des prises de positions politiques importantes. Ce mécanisme serait ainsi incorporé dans les Traités.

Ainsi, un pas en avant énorme aurait eu lieu : un véritable leadership politique serait crée à la hauteur de l’ambition de l’UE de devenir " une superpuissance " (dixit Blair mais aussi Chirac, Schröder étant plus discret sur un tel sujet) sans être un " un État supranational ".

Dans ce scénario (que Chirac a essayé d’imposer brutalement aux petits pays lors du dîner de Biarritz), le centre de gravité serait déplacé vers le Conseil des Ministres. L’UE bifurquerait vers la Confédération (abandonnant la perspective fédéraliste, dite de Monnet, qui implique un transfert continu et maximal de prérogatives des États vers le niveau supranational).

Une Confédération se distingue, par définition, d’une Fédération et d’un État Unitaire, par le nombre restreint de prérogatives supranationales : monnaie, défense, maintien de l’ordre, question de citoyenneté Les " coopérations renforcées " plus libres (à transcrire à Nice dans les Traités) ouvrent dès à présent cette possibilité, en créant à la fois un centre de gravité plus avancé et plus cohérent, auquel les autres États seraient attachés sur la base d’un engagement plus limité. Tout cela étant évolutif, bien entendu. C’est pour le moment le cas dans l’UE pour l’Union monétaire (la Grande Bretagne, la Suède et le Danemark n’y figurent pas), le traité de Schengen, la mise en place de l’Eurocorps. On pourrait s’imaginer que des pays de l’Est adhèrent à l’UE sans être partie prenante de l’Union monétaire (sans appliquer les critères de Maastricht et le pacte de stabilité, et sans être présents dans la BCE). Mais on se doute que dans le premier cas, l’UE pousse à l’homogénéisation. Dans le second, cette implication partielle dans l’UE pourrait se structurer.

Dans ce scénario, la contradiction entre l’approfondissement institutionnel de l’UE et son élargissement est un faux problème, artificiellement gonflé pour des besoins tacticiens des pays dans le jeu de rapports de force, et par des journalistes superficiels. En réalité, il y a un accord substantiel entre le trio (et d’autres, telle l’Italie) sur cette perspective. Même si cet accord est traversé par des contradictions, secondaires celles-là. Ce qui empêche de voir cette dynamique de fond, c’est la difficulté pour le gouvernement britannique de faire entrer la Grande Bretagne dans l’Union monétaire. Et donc la nécessité pour Blair de faire des concessions rhétoriques à une majorité de la population anglaise. Mais Blair (et le très grand capital anglais et étranger) est pour l’adhésion. L’armée européenne en construction est une initiative de la Grande Bretagne (avec la France), à partir de leur engagement commun dans les Balkans et de leurs irritation (également commune) contre les États-Unis. Si cette question est résolue, l’autre problème, celui de la gestion politique de la BCE pourrait être abordé.

L’UE et son avant-garde (les trois pays impérialistes clé) se situent dans la perspective de créer un leadership politique à la mesure de leurs ambitions européennes, voire mondiales. Inutile d’insister sur la menace que cela comporte, pour la démocratie dans l’UE et pour les acquis de la classe ouvrière.

Il faudra une autre Europe sociale, démocratique, égalitaire, généreuse Pour cela il faut tout faire pour arrêter cette machine. Et il n’y a qu’une voie : la mobilisation du monde du travail et de l’opinion publique progressiste, avec une idée en tête : Halte-là ! Briser le huis-clos d’un Conseil européen omnipotent ! La parole et la décisions aux peuples d’Europe ! C’est à eux de déterminer, par le débat public, par une décision de ses mandataires élus, sur quelles bases fondamentales ils veulent vivre ensemble : du pôle jusqu’à Gibraltar, et de l’Atlantique à l’Oural !

Tiré d'Inprecor, no 452, novembre 2000