Internet: Espace de démocratie ou nouvelle ségrégation? by Serge Halimi (posted by Fred) Tuesday November 14, 2000 at 03:37 PM |
Seattle, Washington, Millau, demain Prague : chaque nouvelle manifestation contre la mondialisation semble rythmée par la musique d'Internet. Au point que certains contestataires, eux-mêmes « branchés », se font les propagandistes d'un moyen de communication dont les principaux effets économiques et sociaux installent l'ordre plus souvent qu'ils ne le bousculent...
AOÛT 2000 Page 27 Le Monde Diplomatique
ESPACE DE DÉMOCRATIE OU NOUVELLE SÉGRÉGATION ?
Des « cyber-résistants » trop euphoriques
Seattle, Washington, Millau, demain Prague : chaque nouvelle manifestation contre la mondialisation semble rythmée par la musique d'Internet. Au point que certains contestataires, eux-mêmes « branchés », se font les propagandistes d'un moyen de communication dont les principaux effets économiques et sociaux installent l'ordre plus souvent qu'ils ne le bousculent. Une fois l'engouement technophile passé, ils risquent également de découvrir que les formes de mobilisation progressistes les plus efficaces (et les plus démocratiques) ne sont pas nécessairement les plus « modernes ».
Par SERGE HALIMI
Internet
Citoyenneté
Mouvement social
Libéralisme
Mondialisation
Démocratie
Technologies de la communication
Information
par date
par sujet
par pays
Il fallait s'y attendre. Internet permettant à la fois d'acquérir des actions et de programmer ses vacances, d'entrer dans une bibliothèque et de gérer sa correspondance, un jour le réseau des réseaux ne pouvait manquer d'être aussi célébré comme instrument de résistance à la mondialisation. Les réfractaires à la pensée dominante ne sont pas automatiquement prémunis contre l'ébriété des utopies numériques que la non-pensée journalistique charrie par vagues ininterrompues.
Les apports mêlés de l'histoire, de la sociologie et de l'économie n'ont cependant pas été invalidés par les nouvelles technologies. Et, pour qui veut combattre l'ordre des choses, la connaissance des débats ayant accompagné l'évolution du syndicalisme reste sans doute plus déterminante que la capacité de créer une liste de diffusion électronique. Faute d'en être conscients, certains « cyber-résistants » trop béats encourent un triple risque : celui de traiter avec légèreté la question du lieu pertinent de l'action revendicative (entreprise, Etat, planète) ; celui de confondre les personnes qu'ils peuvent contacter le plus commodément avec celles qui auraient le plus intérêt à un autre monde ; celui, enfin, de négliger l'impératif de l'organisation - et de voir alors se dissoudre leurs projets de transformation sociale dans un océan d'initiatives incantatoires promptement avortées. Scander « réseaux ! », « réseaux ! », « réseaux ! » en sautant sur sa chaise ne répond pas tout à fait, on le verra, à ces trois objections-là.
Mais, sans qu'il soit nécessaire d'entonner le discours glorifiant une (fantasmatique) « opinion publique mondiale », comment ne pas admettre que, depuis l'échec de l'Accord multilatéral sur l'investissement en 1998 (1), les adversaires de la mondialisation ont su imposer leur présence. Leur combat, marqué du sceau d'une double défiance - contre le caractère dissimulé des décisions économiques, contre la complicité et les silences du journalisme de marché -, a mis en lumière les enjeux commerciaux, financiers et sociaux de la marchandisation du monde.
La vieille aspiration des Communards en a presque retrouvé quelques-couleurs. Précisant sa conception de la démocratie aux électeurs, le Comité central de la garde nationale de Paris indiquait, en effet, le 22 mars 1871 : « Les membres de l'Assemblée, sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l'opinion, sont révocables, comptables et responsables. Quand nous pourrons avoir les yeux partout où se traitent nos affaires, partout où se préparent nos destinées, alors, mais alors seulement, on ne pourra plus étrangler la République (2). »
Ainsi, à gauche, une organisation antiautoritaire du monde, débarrassée des verticalités bureaucratiques de l'Etat, n'est pas sans résonances historiques. En leur temps, Jean Jaurès ou Pierre-Joseph Proudhon célébrèrent le rôle émancipateur (parce qu'éducateur) des mutuelles, des fédérations et des coopératives. Et, saluant les pratiques démocratiques de la Commune de Paris avec la conscience que n'importe quel moyen ne servirait pas n'importe quelle fin, Karl Marx précisa dès 1871: « La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l'appareil d'Etat et de le faire fonctionner pour son propre compte (3). » Il convenait au contraire d'« éliminer le vieil appareil d'oppression (4) ». Or essayer de le faire - ou, à tout le moins, espérer le marginaliser -, n'est-ce pas aussi cela la promesse d'Internet ?
Enchâssement du « libertaire » et du « libéral» On est tenté de le croire chaque fois que les responsables des organisations économiques internationales éprouvent le regard acide de la contestation. Ainsi, M. James Wolfensohn, président de la Banque mondiale, se lamente : « La capacité d'organiser des gens a formidablement augmenté. L'information a un grand impact, même si elle est fausse. Partout où je vais, il y a maintenant des gens qui disent que nous assassinons des enfants, que nous détruisons l'environnement et que la Banque mondiale fait chaque année des milliards de dollars de bénéfices qui sont redistribués aux pays riches . » Or l'information qui fait gémir M. Wolfensohn - et qui perturbe la tranquillité de ses pérégrinations - sourd d'Internet beaucoup plus souvent que des grands périodiques de la planète.
Alors, vive le réseau des réseaux ? Répondre impose d'énoncer un truisme : Internet n'a pas pour principal effet de permettre aux adversaires du néolibéralisme de s'adresser au monde. Susceptible, comme tout moyen de communication (l'imprimerie, les routes, le chemin de fer), de faciliter une mobilisation contestataire, l'instrument est actuellement au service du nouvel ordre planétaire. Réclamer le perfectionnement de l'outil au nom de ses virtualités démocratiques devrait donc obliger à réfléchir aux effets de domination (consumérisme, contrôle social) qu'en l'état actuel du rapport de forces économique un tel perfectionnement risque d'induire et d'irradier.
Si chacun s'illumine à l'énoncé du mot « réseaux », ce qui éveille chez les uns un rêve d'internationalisme social déchaîne chez les autres - infiniment plus puissants - des appétits d'interconnexions marchandes. Un tel enchâssement du « libertaire » et du libéral constitue au demeurant la marque de notre époque. Il est à la fois représentatif de la génération de centre gauche au pouvoir en Occident (MM. Clinton, Blair, Schröder, etc.), de la vulgate des politiciens les plus dorlotés par les médias (M. Cohn-Bendit) et de la métamorphose subie par Internet au cours des ans.
Et c'est dans un tintamarre idéologique que se côtoient, quand ils ne s'épaulent pas, une nuée de points de vue techno-béats. Un député français, qui célèbre le « passage d'une démo cratie intermittente à une démocratie en continu », enchaîne en évoquant la possibilité de « voter par téléphone mobile dans le cadre d'un projet en partenariat avec Matra et Nokia », puis conclut, sobrement : « La e-démocratie peut vaincre la désaffection du politique (5). » Saluant la Chine, où « le Web est devenu un véritable mouvement économique et social », un hebdomadaire publicitaire n'omet pas d'identifier les premiers bénéficiaires du « mouvement social » : AOL, Yahoo, Cisco, Compaq, Intel « et surtout les gros investisseurs de capital-risque (6) ».
L'allégresse doit décidément être universelle pour que les affaires de Cisco soient aussi celles de la démocratie planétaire. Dès 1994, le vice-président américain Albert Gore nous avait annoncé le « nouvel age athénien de la démocratie ». Six ans plus tard, certains adversaires de la mondialisation croient bon de lui emboîter le pas en estimant qu'Internet « booste le retour en citoyenneté (7) ». Et, sans doute grisée par le rassemblement de dix mille femmes à Paris, une militante française prophétise : « Le féminisme a toujours été international, mais réservé aux riches. Grâce à Internet, les choses changent, et toutes les femmes peuvent faire la démonstration de leur force tranquille (8). »
L'actuel bric-à-brac de clichés journalistiques (e-démocratie, e-élections, poli tique.com, citoyens interactifs, etc.) n'est pas sans rappeler l'ancien discours sur les « radios libres », dont la genèse associative ne résista pas longtemps aux tentations mêlées des recettes publicitaires et de l'introduction en Bourse (9). Alors, ne s'agirait-il pas à nouveau de re-légitimer, de recharger en « démocratie » et en « citoyenneté », un système chaque jour plus oligarchique et inégalitaire ?
Armand Mattelart l'a souligné : « La techno-utopie se révèle une arme idéologique de premier plan dans les trafics d'influence, en vue de naturaliser la vision libre-échangiste de l'ordre mondial. [...] Il faut la myopie des techno-libertaires pour prêter main-forte à la représentation simpliste d'un Etat abstrait et maléfique, opposée à celle d'une société civile idéalisée, espace libéré de la communication entre individus pleinement souverains (10). » D'ailleurs, au prétexte de créer « un environnement adéquat » au développement d'Internet, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) vient de s'empresser de dépoussiérer sa litanie d'ordonnances néolibérales : concurrence, start-up, capital-risque, adaptation des marchés financiers aux « firmes innovantes », fiscalité « incitative ». La connexion des cyber-résistances serait-elle à ce prix ?
Mais, au fait, qui reçoit Internet ? Deux enquêtes françaises récentes nous répondent : il s'agit d'individus « bien insérés socialement : les évolutions récentes de l'économie leur sourient ». Et, s'en serait-on douté, « la représentation des internautes ouvriers reste minuscule (11) ». Devront-ils, eux, loin des clameurs numériques, continuer à « communiquer » en menaçant de faire sauter leur entreprise ? Ailleurs sur la planète, la situation n'est pas différente. D'après le dernier rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), si la population mondiale comptait 2,4 % d'internautes en 1999, ils n'étaient que 0,8 % en Amérique latine et aux Caraïbes, 0,1 % en Afrique subsaharienne, 0,04 % en Asie du Sud...
Le même rapport conclut : « Pour l'heure, Internet ne bénéficie qu'aux individus relativement aisés et instruits : 88 % des internautes vivent dans des pays industrialisés qui, ensemble, représentent à peine 17 % de la population mondiale. Les personnes qui sont "branchées" au sens premier du terme disposent d'un avantage écrasant sur les pauvres qui n'ont pas accès à ces moyens et qui, par conséquent, ne peuvent pas faire entendre leurs voix dans le concert mondial. [...] Les réseaux mondiaux relient ceux qui en ont les moyens, et, silencieusement, presque imperceptiblement, excluent tous les autres (12). »
Dans ces conditions, gaver son disque dur d'informations, puis les diffuser à une adresse électronique au Pérou, en Inde, sur trois campus américains, peut certes à la fois donner l'illusion d'un maillage mondial, d'une équivalence entre détention d'information et passage à l'action, légitimer l'absence de pensée stratégique et permettre de substituer à la question de l'articulation des luttes celle de leur juxtaposition. Mais on est loin de la « démocratie planétaire ».
La tentation de signifier leur congé historique aux catégories populaires et de réserver aux « tribus » aisées à la fois l'exercice du pouvoir et le pouvoir de le contester ne date pas d'hier.
Il y a un quart de siècle, Christopher Lasch fut l'un des premiers à décrypter le discours pseudo-radical, qui, prétextant l'apparition de « nouveaux mouvements sociaux » - généralement portés par les classes moyennes -, alors que s'exacerbaient diverses « pathologies » (nationalisme, racisme, sexisme, autoritarisme, homophobie) - invariablement associées à la classe ouvrière -, permit de légitimer l'exclusion politique et sociale des dominés (13).
Aujourd'hui, le culte obsédant du mondial, de la mobilité, du nomadisme, débouche sur le même résultat : « Les grands ne tiennent pas en place. Les petits restent sur place. L'immobilité des uns est nécessaire à la mobilité des autres. [...] En demeurant sur place, les petits y assurent la présence des grands, qui ne peuvent être partout en même temps, et entretiennent pour eux les liens qu'ils ont tissés (14). »
Dès lors que, selon Manuel Castells, « les modalités les plus sophistiquées de la communication interactive demeureront l'apanage du segment le plus instruit et le plus aisé de la population des pays les plus riches et les plus instruits (15) », qu'en est-il des formes de mobilisation traditionnelles ? En étudiant les dix mille manifestations annuelles organisées en France dans les décennies 80 et 90, Olivier Fillieule a établi que les modes d'engagement politique avaient moins changé qu'on ne le proclame. Et il a largement infirmé l'idée, « diffusée dans les médias et le discours savant, que les partis politiques et les syndicats ne jouaient plus autant qu'avant leur rôle de médiateurs des intérêts ».
D'une part, l'activité protestataire ne se caractériserait pas « par une extrême fluidité, les individus s'engageant et se désengageant en fonction des circonstances ». D'autre part, elle ne se situerait pas « en dehors des entrepreneurs traditionnels de mouvements » puisque, au nombre des « groupes qui sont le plus souvent descendus dans la rue, les ouvriers viennent largement en tête ». Enfin, « les plus importantes mobilisations sont celles défendues par les syndicats de salariés ; les mobilisations dites post-matérialistes ne font pas vraiment recette, qu'il s'agisse des actions liées aux moeurs, à l'environnement, au droit à l'avortement, antimilitaristes ou même de politique générale. Elles sont essentiellement portées par des micro-mobilisations (16) ».
Un prélat de la nouvelle aristocratie bohémienne et bourgeoise nous l'a pourtant annoncé : « Nous nous socialiserons à l'intérieur de quartiers numériques dans lesquels l'espace physique ne sera plus pertinent. » Il est heureusement probable que l'action revendicative, elle, continuera à se mener ailleurs. Et à impliquer des expériences collectives vécues ensemble, physiquement : réunions, manifestations, banquets, distribution de tracts ou de journaux, foules. Comme, par exemple, celles, non numérisées, de novembre-décembre 1995. Toutes situées sur un territoire, façonnées par une histoire, agissant pour (et avec) des catégories sociales « lourdes », peu mobiles, mal « branchées ». Et qui n'attendent pas des technologies qu'elles les sortent de leur isolement. Et qui continueront de résister non pas parce qu'elles seront enfin reliées aux noeuds des réseaux planétaires, mais parce que leur expérience sociale, leur pratique militante, leur intelligence du monde, leur a fait comprendre l'urgence de ne pas accepter une « révolution » numérique dont le principal effet serait de perpétuer le pouvoir des marchands et des maîtres.
SERGE HALIMI.
--------------------------------------------------------------------------------
(1) Christian de Brie, « Comment l'AMI fut mis en pièces », Le Monde diplomatique, décembre 1998.
(2) Cité par « Non, la Commune n'est pas morte ! », Alternative libertaire, n° 230, été 2000.
(3) Karl Marx, La Guerre civile en France, Editions sociales, Paris, 1968, p. 59.
(4) Friedrich Engels, Préface à La Guerre civile en France, op. cit, p. 23.
(5) André Santini, Libération, 21 avril 2000.
(6) CB News, Paris, 3 avril 2000.
(7) Cité par Libération, 28 juin 2000.
(8) Florence Montreynaud, Le Monde, 20 juin 2000.
(9) Cf. Marie Bénilde, « Silencieuse idéologie des radios musicales », Le Monde diplomatique, mars 2000.
(10) Le Monde de l'éducation, avril 1997.
(11) Le Figaro Magazine, 20 mai 2000, et CB News, Paris, 3 juillet 2000.
(12) PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 1999, De Boeck Université, Paris-Bruxelles, 2000.
(13) Lire « Le populisme, voilà l'ennemi ! », Le Monde diplomatique, avril 1996.
(14) Luc Boltanski et Eve Chapiello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999, pp. 445 - 449.
(15) Manuel Castells, La Société en réseaux. L'Ere de l'information, Fayard, Paris, 1998, p. 406.
(16) Olivier Fillieule, Stratégies de la rue : Les manifestations en France, Presses de Sciences Po, Paris, 1997.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | AOÛT 2000 | Page 27
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/08/HALIMI/14154.html
TOUS DROITS RÉSERVÉS © 2000 Le Monde diplomatique.