arch/ive/ief (2000 - 2005)

A qui appartient le mouvement?
by Michael Albert (Znet) Thursday October 26, 2000 at 03:18 PM
fredolev@hotmail.com

Réflexion de Michael Albert sur la lutte contre la globalisation néolibérale et les différentes stratégies de lutte...

Ao! Espaces de la parole
Vol. VI - n° 2 (été 2000), pp. 35-37
Texte original à [http://www.zmag.org/who%5Fowns.htm]

«À qui appartient le mouvement?»
(«Who Owns the Movement», Z magazine, 10 déc. 99)
(traduction de Jean-René David)

La lutte sociale n'est pas et ne sera jamais parfaitement chorégraphiée, bien sûr. Mais si nous y travaillons un peu, nous pouvons avoir les grandes lignes de valeurs et de normes que nous acceptons collectivement concernant le contenu et les méthodes de cette lutte; grandes lignes qui sont sympathiques à la diversité tout en respectant chacun de ses éléments. La principale question post-Seattle est: quelles sont ces valeurs et ces normes?


Ou «Puisque le Mouvement n'appartient à personne, comment pouvons-nous arriver à un mouvement multi-cause, multi-tactique, mutuellement respectueux et avec l'identité des groupes préservée»

Seattle a soulevé plusieurs questions. Plusieurs ne sont pas controversées pour les partisans sérieux du changement social. Qu'est-ce qui ne va pas avec l'OMC? Elle sert le profit privé plutôt que de servir la communauté, les pauvres, les travailleurs et l'environnement. Que voulons-nous à la place de l'OMC? Une coopération internationale équitable qui protège l'environnement tout en comblant plus efficacement les besoins humains.

Certaines sont controversées et requièrent à mon avis plus d'attention. Comment des marcheurs pacifiques, ceux qui font de la désobéissance civile et ceux qui s'adonnent à des actes illégaux de destruction de la propriété d'entreprises peuvent-ils coexister sans se retourner les uns contre les autres et sans diminuer la portée des efforts de chacun? Comment développons-nous un large mouvement ayant plusieurs éléments dans lequel aucun des éléments ne pense avoir le droit de s'approprier le mouvement entier mais, à la place, même avec des différences significatives, la porte est ouverte à des modes de dissidence divers, aucun n'étant supporté par tout le monde mais tous ayant la place pour fonctionner? Comment des groupes différents avec des vues différentes sur les tactiques et la stratégie peuvent-ils tous appartenir à un seul grand mouvement, aucun n'étant réprimé dans ses aspirations et ses expériences et pourtant aucun n'empiétant sur les autres par ses choix? En fait, comment pouvons-nous placer ce type d'espace mutuel et de respect au cur de nos efforts d'organisation?

Imaginez qu'à Seattle il y avait un groupe, appelons-les les révolutionnaires créatifs, et que ces gens sentaient que dans l'expression la dissidence il était important de communiquer aux élites la trajectoire de développement du mouvement. Ils sentaient que manifester est bien mais obtiendrait un avantage supplémentaire avec la désobéissance civil qui annonce l'érosion des lois répressives. Et ils sentaient que la désobéissance civile est bien mais obtiendrait un avantage supplémentaire d'une désobéissance et d'une insurrection active voire agressive qui annonce la disparition de la réticence à répliquer. Ainsi ce groupe est pour une stratégie multi-tactique et multi-cause. Il comprend que le changement social est complexe, que gagner des victoires immédiates repose sur le fait de faire monter le coût social pour les élites (coût exprimé dans la menace que les conditions de leur privilège seront perdues si leurs politiques ne succombent pas aux pressions) et que les communautés dissidentes ont des priorités, des besoins et des inclinaisons différentes qui peuvent collectivement renforcer leur impact global. Les révolutionnaires créatifs sont aussi conscients, par contre, qu'ils sont loin d'être la majorité au sein de la gauche. Ils savent aussi que d'autres dont ils respectent énormément le travail ne sont pas d'accord avec eux en toutes matières de tactique et de stratégie et veulent pouvoir exécuter l'agenda qu'ils préfèrent sans être envahis par des choix de militantisme ou par des comportements leur étant imposés de l'extérieur. Alors les révolutionnaires créatifs communiquent avec d'autres s'organisant pour Seattle, font savoir qu'ils ont l'intention d'utiliser des tactiques plus militantes et demandent des négociations concernant la façon dont ils peuvent le faire sans empiéter sur les plans des autres.

Nous pouvons maintenant imaginer que cette rencontre a lieu et résulte en un plan. Ou nous pouvons imaginer (et ce serait là une grave erreur, selon moi) que les autres écartent les révolutionnaires créatifs et refusent de les inclure dans la planification et de travailler des options mutuellement bénéfiques. Dans un cas ou dans l'autre, supposons que les révolutionnaires créatifs décident qu'ils vont " monter la barre " et " faire monter les coûts sociaux pour les élites " et " enseigner par leurs actes d'autres modes de résistances " en concentrant leur campagne et leurs actions directes subséquentes sur une institution - peut-être une succursale de Boeing, disons ou peut-être la Chambre de Commerce. Ils commencent donc à éduquer pour montrer les liens entre cette institution particulière et les enjeux plus larges de l'OMC et pendant les événements de Seattle ils manifestent contre cette institution en particulier. Ils distribuent ou fournissent de quelque façon du matériel éducatif la concernant et font l'action directe de leur choix. Ils choisissent leur site non pas près de la grande manifestation principale mais bien éloigné de celle-ci, clairement séparé et sans empiéter sur son terrain. Les révolutionnaires créatifs passent beaucoup de temps à aider les événements plus grands, leur fournissant leurs moments les plus créatifs et énergiques. Ils sont aussi actifs dans la partie de désobéissance civile et l'alimentent d'un bon esprit et de confiance tout en aidant aussi à la défense de confrères mal préparés aux attaques policières quand cette situation apparaît dans la manifestation principale.

Je pense que ces hypothétiques révolutionnaires créatifs, suivant un tel cheminement, seraient extraordinairement exemplaires. Mais je crains que certains critiques des gens qui ont saccagé Seattle, au contraire, trouveraient même ces hypothétiques révolutionnaires créatifs indignes, peut-être même encore pire à cause de leur organisation et de leur cohérence, que les gens qui ont fracassé des vitrines à Seattle. Ils ne voudraient pas que ce genre d'actions n'ait lieu. Ils sentiraient que le mouvement devrait d'une manière ou d'une autre l'empêcher ou la condamner si elle avait tout de même lieu. Ce serait là un sérieux problème pour la gauche, à mon avis, en terme de jugement et de méthode.

La lutte sociale n'est pas et ne sera jamais parfaitement chorégraphiée, bien sûr. Mais si nous y travaillons un peu, nous pouvons avoir les grandes lignes de valeurs et de normes que nous acceptons collectivement concernant le contenu et les méthodes de cette lutte; grandes lignes qui sont sympathiques à la diversité tout en respectant chacun de ses éléments. La principale question post-Seattle est : quelles sont ces valeurs et ces normes?

Une norme qui a beaucoup de sens pour moi en est une qui, je crois, tient aussi pour la société que nous voulons bâtir. Dans la mesure où nous pouvons le contrôler, les gens devraient influencer les décisions en proportion des effets que les événements ont sur eux. Ainsi, premièrement, si des dizaines de milliers de personnes viennent à une manifestation en s'attendant à certaines tactiques parce que ce sont celles décidées par les organisateurs et dont ils ont fait la promotion, il serait mal qu'un petit nombre transforme unilatéralement l'événement sans que tous les autres n'aient pu se prononcer sur une décision qui les affecte. Mais, deuxièmement, il serait aussi mal qu'une majorité, même importante, ne vienne à la conclusion qu'elle possède tout l'espace de manifestation. L'OMC n'est pas en ville souvent. Cela n'a pas plus de sens de dire qu'une grande masse de protestataires peut dicter toutes les façons dont quiconque peut s'organiser contre l'OMC quand elle fait son apparition que de dire qu'une grande masse de la population de Seattle ou des États-Unis peut dicter s'il y a une manifestation ou pas. Je soupçonne que personne qui pense qu'une majorité de la gauche a le droit de proscrire l'action directe pense aussi qu'une majorité de résidents de Seattle ou des États-Unis a le droit de proscrire toute dissidence. C'est incohérent. La solution est que, en réalité, aucune des deux majorités n'a de tels droits, moralement ou structurellement. À Seattle, en fait, la complexité était gigantesque parce que les intérêts de gens de partout au monde étaient en jeu. Tout l'argument est que l'OMC décide des vies et de l'avenir de millions et de millions de personnes derrière des portes closes (et dans l'intérêt d'un petit nombre). C'est la méthode et le contenu, qui sont en faute, pas seulement le contenu. Mais alors des normes justes et équitables devraient s'appliquer à nos activités aussi. Une personne un vote pour tous ceux présents ou même pour tous ceux qui sont concernés de près ou de loin, est parfois mais pas toujours la meilleure façon de prendre les décisions. Mais tenter d'évaluer comment les gens sont affectés pour qu'ils puissent influencer la décision en proportion des effets sur eux est pratiquement toujours sage même si dans plusieurs cas, dans une société aussi horriblement organisée que la notre, c'est très difficile à faire. Nous devons faire de notre mieux.

D'autres normes ont aussi du sens. La diversité a du sens, dans le sens d'accueillir et tenter de faire de la place à plusieurs approches différentes non seulement en tant que droit des personnes mais en reconnaissance du fait que ce avec quoi on peut être en désaccord dans l'immédiat pourrait, à long terme, s'avérer supérieur et qu'un mélange excitant est presque toujours mieux qu'une ennuyante homogénéité (une autre leçon claire du vaste ensemble de styles et de groupes manifestant et faisant de la désobéissance civile à Seattle). La solidarité a aussi du sens, pas seulement en étant courtois les uns envers les autres mais littéralement en se préoccupant et en réfléchissant au bien-être et aux conditions que nous rencontrons tous et toutes et aux vues que nous embrassons et leurs interrelations et effets mutuels.

Les groupes de Seattle argumentent que d'écarter d'office l'action directe et le dommage à la propriété comme s'ils ne pouvaient jamais être valides, (a) affaibli les options du mouvement parce que ce qui est exclus est valable, (b) contredit une vraie démocratie participative et (c) mine la diversité et la solidarité. Et je crois qu'ils ont raison. Je suis aussi d'accord avec plusieurs autres de leurs sentiments comme la logique de résistance résumée plus haut pour les hypothétiques révolutionnaires créatifs. Et finalement, je pense aussi qu'en terme de relations interpersonnelles et de création d'un mouvement convivial et accueillant, les dissidents qui soulèvent ces arguments ont raison que certaines personnes - compréhensiblement choquées des saccages - agissent comme s'ils pensaient pouvoir dicter aux autres quoi faire et que les autres ne peuvent être que des idiots ou des vandales s'ils sont en désaccord avec cela et que ces personnes sont, en ce sens, plutôt arrogants. Écoutez bien " ma génération ". On ne peut pas tout avoir. Si nous pouvions dans certains cas être plus astucieux que bien des gens plus âgés et plus expérimentés quand nous étions jeunes, ceux qui sont jeunes aujourd'hui peuvent aussi être plus astucieux que nous ne le sommes maintenant. Mais, beaucoup plus important, avec l'âge peut venir la sagesse ou pas et avec la jeunesse peut venir l'innovation ou pas mais pour rejeter une vue, qu'elle soit offerte par un vétéran chevronné ou un jeune débutant requiert des arguments, pas des insultes.

Si quelqu'un qui a fait des dommages à Seattle dit que quiconque critiquant cette méthode essaie de restreindre l'activisme et est doux avec les corporations ou un agent de la CIA ou croit en la non-violence à l'exclusion de toute autre approche, alors il ou elle a tort. À preuve, je critique les saccages qui ont eu lieu mais je veux accroître l'activisme, remplacer les corporations, je ne suis pas payé pas la CIA et je ne suis pas non-violent et je suis partisan de plusieurs variantes d'action directe. Par contre, si quelqu'un qui s'est opposé aux saccages à Seattle dit que c'était mal parce qu'endommager la propriété est toujours mal et parce que seul un vandale ou un idiot briserait une fenêtre et que quiconque rejetant cette affirmation n'est pas sérieux à propos de changement social et ne mérite pas d'être respecté, alors il ou elle a tort aussi. À preuve, je briserais une fenêtre, et beaucoup plus, dans certains contextes et je ne suis ni un vandale ni un idiot et je suis sérieux à propos de changement social et je mérite d'être respecté.

Alors remarquons que sous les événements immédiats et dans certains cas les passions soulevées outre-mesure se cachent des questions importantes et très difficiles sur la conduite de mouvements à grande échelle démocratiquement, dans le respect mutuel et tout de même avec des groupes divers, de tailles différentes et avec des points de vue différents.

Alors où tout cela nous mène-t-il? Mettons le passé derrière nous, qu'est-ce qui est important pour le futur?

Imaginez que toutes les communautés progressistes, de gauche et de l'OMC décident de tenir des manifestations majeures aux congrès présidentiels, ce qui pourrait, je soupçonne, être une très bonne idée. Nous parlons des mouvements anti-OMC, des mouvements anti-corporation, des verts, des mouvements pour Mumia et des mouvements anti-prisons, des mouvements anti-" sweat shop ", des mouvements anti-racistes, des mouvements de femmes, des mouvements de gays et lesbiennes et ainsi de suite. Comment le faire et en ressortir plus fort de tous les côtés?

Un scénario serait que les groupes ayant le plus d'argent et donc le plus de portée pendant les phases d'organisation (ou pire encore, les donneurs eux-mêmes) décrètent quelles tactiques sont permises et lesquelles ne le sont pas, qui est bienvenu et qui ne l'est pas, et même quels slogans sont permis et lesquels ne le sont pas. Ce serait aussi suicidaire pour développer un mouvement sérieux que si nous laissons la communauté, plus grande encore, de ceux qui ne veulent pas de dissidence du tout prendre toutes les décisions, nous renvoyant tous et toutes à la maison. Je crains que certaines personnes dans nos plus grands groupes et spécialement ceux et celles qui les dirigent, opteraient pour cette approche, comme ils l'ont fait dans le passé, s'ils en ont le choix et en autant qu'ils se retrouvent aux commandes. Mais ce serait là l'opposé de la démocratie, de la diversité et de la solidarité en action.

Un second scénario serait que nous créions une grande coalition parapluie autour d'une liste commune de demandes, de slogans, d'action, etc. Cela est mieux que l'option " l'argent parle et le reste d'entre nous marche ", certainement mais c'est loin d'être l'idéal. Cela nous donne une approche par le plus petit dénominateur commun qui est mieux que de simplement obéir à une ligne totalement unilatérale mais qui n'utilise pas la puissance de notre potentiel de diversité et de solidarité et réalise encore moins les normes d'autogestion participative.

Ainsi, je pense qu'une critique de ces deux approches est exactement ce que plusieurs des radicaux de Seattle offrent, très raisonnablement, en montrant que tout en ayant plusieurs vertus, ces options ne respectent pas la diversité, ne sont pas vraiment démocratiques, ne créent pas de solidarité et n'extraient pas, non plus, toutes les ressources dont nous disposons pour influencer le changement social. Et les critiques ont raison.

Alors un troisième scénario est que nous créions un projet/processus qui est la plus grande somme commune des ces composantes plutôt que d'être l'imposition des priorités de quelques personnes ou le plus petit dénominateur commun de tous. Nous travaillons à permettre des méthodes différentes pour des gens différents, d'une façon qui permet à chaque groupe d'agir selon ses idéaux et sa logique mais sans diminuer ou brouiller les actions des autres et encore moins usurper les zones qu'ils occupent. Quand les groupes ont besoin de leur propre espace, ainsi soit-il. Quand les efforts peuvent avoir lieu au même endroit, conjointement, cela est bien.

Je préfère de loin la troisième approche parce que je pense qu'elle peut non seulement créer un mouvement qui est très convivial, ouvert et démocratique mais aussi parce qu'elle est celle qui donnera le plus probablement le meilleur mélange de tactiques et de sujets que nous pouvons plausiblement espérer. Je sais que d'autres auront des doutes que le meilleur mélange émergera mais j'espère qu'ils réaliseront au moins que sans un processus plus ou moins comme celui-là, les tensions et les désaccords feront beaucoup plus de dommages que l'inclusion d'une tactique ou d'un sujet qu'on peut trouver déplacé.

Oui - je sais - la règle générale ne peut toujours pas être une totale liberté, même avec cette structure flexible. Il y a encore le problème de rejeter la folie, la provocation de la police et autres insanités si elles se présentaient. Mais je parie que sur cette dimension aussi, suivre la troisième approche isolera tellement les éléments détachés de la réalité qu'elle rendra leur absence de droit de participer évidente pour tout le monde tout en incorporant l'éventail le plus vaste possible et l'ensemble le plus excitant possible et la combinaison de forces la plus puissante possible.

Une réelle démocratie participative n'est pas facile, particulièrement lorsque nous opérons dans des domaines aussi grotesquement autoritaires et enrégimentés, chacun de nous déformé par les forces de la société et pourtant ne partageant pas collectivement autant de vues et de valeurs que nous aurions pu l'espérer pour l'an 2000. Mais la vraie démocratie participative, même avec tous les dangers et les difficultés, est tout de même de loin la meilleure chance que nous avons d'utiliser nos talents, notre engagement et nos énergies pour démanteler l'OMC, libérer Mumia Abu Jamal, mettre fin à la violence faite aux femmes, limiter la puissance des corporations et de faire d'autres gains immédiats, le tout en route vers des mouvements qui peuvent aussi aller au cur des choses.

© Copyright Éditions de l'Épisode, 2000