arch/ive/ief (2000 - 2005)

Taxe Tobin : le débat n'est pas clos.
by Harlem DESIR, Le Grain de Sable Friday September 08, 2000 at 11:25 AM
journal@attac.org

Ainsi, Bercy a rendu son verdict, la taxe Tobin serait infaisable. Impraticable et contre productive ajoute le ministère de l'Economie et des Finances dans un rapport qu'il vient de transmettre à l'Assemblée nationale. Deux raisons donc de dire non.

Ainsi, Bercy a rendu son verdict, la taxe Tobin serait infaisable. Impraticable et contre productive ajoute le ministère de l’Economie et des Finances dans un rapport qu’il vient de transmettre à l’Assemblée nationale. Deux raisons donc de dire non. Mais comme souvent lorsque deux raisons justifient un refus, on peut se demander si ce n’est pas d’une troisième qu’il s’agit. Car sur le fond, le rapport de la direction du Trésor ne fait que confirmer la position de cette administration déjà exprimée dans un rapport précédent du ministère de l’économie en 1998. L’argument de l’impossibilité d’instaurer une taxe de 0,005% à 0,1% sur les transactions internationales sur les devises pour lutter contre la spéculation est connu : pour être efficace une telle taxe devrait être universellement appliquée. Or, constate le rapport, “à l’heure actuelle aucun consensus n’existe ni au sein de l’Union européenne, ni au sein du G7, ni au sein de l’OCDE”. Il faudrait donc y renoncer car l’appliquer à quelques uns “pourrait entraîner une évasion généralisée vers des territoires non coopératifs et avoir pour résultat paradoxal de renforcer les places financières off-shore”. Voilà les partisans de la taxe Tobin prévenus: leur idée, certes “généreuse”, risquerait de servir objectivement l’ennemi : les paradis fiscaux. Lesquels comme chacun sait et comme le montre l’exemple de Monaco sont combattus avec la plus grande vigueur par Bercy. Pourtant, cet argument “réaliste” se heurte à une objection majeure : même si cela est peu évoqué dans ce débat, des taxes existent belles et bien sur de nombreux marchés financiers dans le monde. Par exemple sur les marchés des actions à la Bourse de Singapour (0,2%), à Honk-Kong (0,4%), à Wall-Street, (0,0034 %), ou encore à Paris (0,6 à 0,3 %). Dans ce cas tout le monde les accepte, par ce qu’il s’agit de financer le fonctionnement des Bourses et leurs fonds de sécurité. En quoi la taxe Tobin serait-elle moins praticable ? Le rapport de Bercy avance un argument plus révélateur sans doute des raisons profondes de son refus : la mise en place d’une mesure unilatérale “risquerait d’accroître les difficultés qu’éprouve le marché des changes parisien à faire face à la concurrence de Londres et à moindre degré des places extra-européennes.” En somme, la taxe Tobin enverrait un message négatif de la France en direction des milieux économiques et financiers qui pourraient la sanctionner en retour. Le même argument, inversé, fut présenté par la Ministre du Trésor Britannique à une délégation de parlementaires européens et de la Chambre des Communes, pour justifier le refus du gouvernement britannique de soutenir la taxe Tobin : les activités se délocaliseront vers d’autres Bourses et la City perdrait des emplois.
Un esprit européen de bon sens dirait : qu’ils se rencontrent et harmonisent leurs positions. Si la réponse européenne est collective et cohérente, il n’y aura pas de dumping fiscal entre Etats membres. Mais il semble que l’harmonisation des positions se soit opérée dans l’autre sens. S’engager réciproquement à ne rien faire. Et Bercy de présenter, pour atteindre le “même objectif” que la taxe Tobin, les mêmes contre-propositions que celles avancées par le gouvernement de Tony Blair, et également par le G7 après la crise asiatique de 1997. Mais si les déclarations se sont multipliées depuis sur la nécessité d’une “nouvelle architecture financière internationale”, dans les faits, le système financier mondial est demeuré le même, toujours aussi vulnérable à ses propres excès. L’on ne voit pas très bien en quoi les “quatre grandes orientations” proposées par Bercy, qui sont autant de reformulation des mêmes voeux pieux, y changeraient quoique ce soit :
“Définir et mettre en oeuvre un principe de libéralisation financière ordonnée des mouvement de capitaux” dit le rapport. Autant proposer de mieux organiser le désordre, le principe même de la libéralisation financière étant de ne rien ordonner du tout concernant la libre circulation des capitaux qui a été érigée en vertu cardinale. D’après la Banque des Règlements internationaux, ce sont désormais 1800 milliards de dollars qui sont échangés en moyenne chaque jour sur le marché des devises (contre 200 milliards de dollars en 1986). Les programmes de transactions par informatique, et la libéralisation des changes, ont transformé en déferlante ce qui n’était il y a 20 ans qu’un phénomène marginal. Aujourd’hui, plus de 90% des transactions sur le marché des devises sont sans lien direct avec des échanges de marchandises, de services ou des investissements. Plus de 80% de ces transactions correspondent à des opérations d’achat et de revente de devises de moins d’une semaine. Les opérateurs spéculent sur des variations, même mineures, des taux d’intérêt et des cours de change entre monnaies, qu’ils anticipent ou provoquent. Comme les sommes mises en mouvement sont considérables, une petite variation peut rapporter gros. Mais compte tenu de leur caractère erratique et imprévisible, ces mouvement de capitaux peuvent entraîner en quelques heures l’effondrement d’une monnaie et plonger un pays entier dans la récession. Le Mexique en 1995, la Thaïlande en 1997, le Brésil en 1999 en ont fait, parmi tant d’autres, la cruelle expérience. Les attaques de Georges Soros spéculant contre la livre sterling dans les années 90 et gagnant un million de dollars en un jour, sont restées dans les annales. C’est pour tenter de répondre à ce désordre croissant qui s’annonçait dès les années 70 que l’économiste James Tobin, prix Nobel 1981, a proposé sa taxe. D’un montant suffisamment faible pour ne pas affecter les échanges de marchandises et les investissements, elle produirait, en s’additionnant à chacun des allers et retours des opérations à court terme, un effet de freinage sur la spéculation. Au taux de 0,25%, un aller et retour quotidien coûterait près de 50% l’an. Les parlementaires américains qui ont introduit un projet de résolution en sa faveur au Congrès en avril 2000 la comparent à une “sin tax” ou “taxe sur les péchés”, c’est-à-dire les taxes sur le tabac ou l’alcool. Même si elles n’éliminent pas complètement les mauvaises pratiques, elles les diminuent et financent la prévention. Les effets attendus par James Tobin sont une stabilisation des flux financiers, une plus grande autonomie des Etats et des Banques centrales pour mener leur politique monétaire et de surcroît la création d’une importante source de revenu. Dans une récente interview à la presse française, Robert Mundell, autre prix Nobel d’économie, opposé lui à la taxe Tobin et dont on sait que les travaux inspirent souvent le ministère de l’économie, déclare que la taxe risquerait de freiner certains mouvements de capitaux. Etrange critique en forme d’hommage, puisque c’est son objectif même. Mais c’est bien là que se situe le débat. Les partisans de la taxe Tobin ne pensent pas que la liberté totale de circulation des capitaux mène à un optimum du point de vue du développement économique. La taxe Tobin n’est certainement pas une recette miracle. D’autres mesures bien entendu peuvent être prises et l’ont été dans certains pays au cours des dernières années pour freiner et décourager les flux spéculatifs à court terme. En imposant par exemple un pourcentage minimum de dépôt de capital investit sur une durée déterminée avec des effets protecteurs sur la stabilité monétaire et les investissements à long terme comme en Malaisie ou au Chili. Mais là encore il a fallu enfreindre les prescriptions du FMI qui dénonçaient ces mesures unilatérales comme infaisables, ruineuses et contre-productives. Aujourd’hui la plupart reconnait qu’elles ont été positives pour ces pays. C’est pourquoi d’ailleurs, suggérer, comme le fait le rapport de Bercy, de “renforcer le rôle du Fonds Monétaire International dans la régulation du système financier”, sans poser comme préalable d’en redéfinir les objectifs, la politique, la composition (rôle et poids des pays les plus pauvres...) ne manque pas d’ironie.
Quant à la principale contre proposition du rapport, si on ne peut que la partager, elle relève surtout de la pétition de principe:
“Favoriser la coopération monétaire régionale, à l’instar de ce qui a été fait en Europe, et initier une réelle coopération entre les trois principales zones monétaires” est une position traditionnelle de la France, mais il n’échappe à personne que la réserve fédérale américaine, pour ne citer qu’elle, se soucie comme d’une guigne de la baisse de l’euro, pour ne rien dire du sort des monnaies du Tiers Monde. C’est pourquoi le renforcement de la coopération entre zones monétaires, qui est un objectif à long terme davantage qu’un véritable chantier de travail des institutions internationales, ne peut être présenté comme une alternative à la taxe Tobin et ne peut lui être opposé au nom de la faisabilité.
On ne voit pas, enfin, en quoi la quatrième orientation de Bercy, “accélérer et renforcer la lutte contre la spéculation internationale en luttant contre la délinquance financière” s’opposerait à la taxe. S’il était respecté par les Etats du G.8, cet engagement ne pourrait que créer des conditions plus favorables à l’instauration de la taxe Tobin. Une mesure dissuasive contre les risques de contournement vers des centres offshore, serait de surtaxer tous les mouvements de capitaux en provenance de ceux-ci. Il est dommage que le rapport ne le propose pas. En tout état de cause, le contournement des grandes places ne serait pas plus facile pour les transactions sur les devises qu’elle ne l’est pour le marché des actions. Bien sûr, plus un grand nombre de places financières seront parties prenantes de la mise en oeuvre d’une taxe de type Tobin, moins les effets de “délocalisation” et de contournement pourront jouer. Aujourd’hui, d’après la Banque des Règlements Internationaux, 50 % des transactions de change sont opérées sur des places financières situées au sein de l’Union européenne. L’Europe représente donc une masse critique, en terme de marché, qui devrait permettre de faire de l’Union une première zone Tobin. L’écho d’une telle décision porterait loin au-delà des frontières de l’Europe. Elle renforcerait les mouvements en faveur de la taxe dans les autres régions du monde où le débat s’en trouverait totalement changé.
C’est pourquoi le rapport du Trésor, transmis le 21 août à une Assemblée nationale qui ne siègera pas avant le 2 octobre, ne peut clore le débat. L’Europe et la Présidence française sont face à un choix politique. Ce qui fait problème de toute évidence, ce ne sont pas les obstacles techniques, mais l’idée même d’un contrôle des mouvements de capitaux à contre-courant des milieux financiers et de l’orthodoxie régnant dans les institutions internationales.
Pendant la campagne présidentielle de 1995, Lionel Jospin se prononçait, le premier parmi les responsables internationaux, comme il aime à le rappeler, en faveur d’une taxe de type Tobin. Le 1er juillet 2000, devant les jeunes socialistes européens réunis à l’occasion de la présidence française de l’Union, il estimait qu’il était temps “de la faire avancer dans les instances internationales”. Qui l’emportera de la volonté politique affirmée alors, ou de Bercy ? La France peut s’appuyer sur l’écho que rencontre la taxe Tobin dans un nombre de plus en plus grand de pays en Europe et ailleurs et sur la nouvelle opinion publique mondiale qui s’est exprimée à Seattle pour prendre une initiative. La taxe Tobin ne règlera pas tous les désordres et toutes les inégalités du monde d’aujourd’hui. Mais la taxe Tobin est une proposition concrète pour commencer à agir contre la domination des marchés financiers et redistribuer les richesses à l’échelle de la planète. C’est une question de justice mondiale. Selon les hypothèses de taux retenus, les estimations de ressources dégagées par la taxe sont de 50 à 250 milliards de dollars par an. A titre de comparaison, le Programme des Nations Unies pour le Développement estime à 30 à 40 milliards de dollars par an le coût d’une action d’élimination des formes les plus extrêmes de pauvreté pour fournir l’accès à l’eau, à l’énergie, aux structures sanitaires et éducatives de base dans les pays du Tiers Monde. La taxe Tobin pourrait préfigurer les premiers fonds structurels mondiaux “, à l’instar des fonds structurels européens, contribuant au rattrapage des écarts de développement, d’ équipement, d’infrastructures, dans un marché mondial où ne règne aujourd’hui que la loi du plus fort. L’Europe peut porter cette vision, au travers de la création de ce premier impôt mondial. La Présidence française ne doit pas se dérober et doit inscrire cette proposition à l’ordre du jour des priorités européennes.

Harlem DESIR
Député européen
Président de l’intergroupe “Taxation du capital, fiscalité,
mondialisation” du Parlement européen