Un Etat social actif ?? by attac Wednesday, May. 31, 2000 at 1:36 AM |
D'une politique active du marché du travail à un Etat social actif : transformation ou consolidation du système de sécurité sociale ?
“ Si l’Etat est considéré comme plus important que l’individu, il pourrait être raisonnable de sacrifier l’individu au chômage de masse à la faveur du progrès et de la prospérité des plus fortunés. Si l’Etat est considéré comme existant pour les individus, un Etat qui ne réussit pas à leur garantir l’opportunité d’activité et de revenu en accord avec leurs potentialités sinon de garantir de la possibilité d’une vie libérée des indignités et d’une inquisition des besoins, cet Etat a failli à son obligation première. Que l’Etat assume pleinement le plein emploi forme nécessairement la démonstration finale que l’Etat existe pour les citoyens — tous — et non pour soi-même ou une classe privilégiée”
Lord Beveridge, Full Employment in a Free Society, 1967, p. 251.
Stéphen Bouquin*
La notion de politique “ active ” du marché du travail fut développée par l’OCDE, il y a quelques années déjà (OCDE, 1993). Des réflexions ultérieures ont mis cette notion en corrélation avec l’avenir de l’Etat-providence. La présente contribution se veut tout d’abord un relevé analytique de l’évolution des “ mesures actives ” en Belgique à la lumière du développement des systèmes de sécurité sociale et des évolutions du marché du travail ; elle est, ensuite, une analyse des processus de transformation que la politique d’activation induit dans le système de sécurité sociale.
Une typologie des interventions du marché du travail
Alors que les mesures “ passives ” visaient à accélérer le passage du monde du travail ou du chômage vers le groupe des inactifs — via la pré-pension, la prolongation de l’obligation scolaire, l’intensification de l’interruption de carrière ou la diminution du temps de travail de manière hebdomadaire, annuelle ou sur toute la carrière —, les mesures actives se donne pour objectif d’intégrer davantage au marché de l’emploi les inactifs ou demandeurs d’emploi.
Les mesures passives, tout comme les mesures actives, agissent directement sur le taux de chômage. Pour ce qui est des mesures passives, cela passe par la réduction du nombre de demandeurs d’emploi au sein de la population active, ce qui a pour effet la diminution du taux de chômage. Dans les années 80, de nombreux états membres de l’Union Européenne ont eu recours à de telles mesures, ce qui – façon de parler – était une manière de prendre acte de la pénurie d’emplois. Le Royaume-Uni mais aussi les Pays-Bas ont appliqué une telle politique en classant de nombreux chômeurs en “ incapacité de travail ”. A la fin des années 80, 750.000 personnes bénéficiaient ainsi d’une “ Disability Allowance ” au Royaume-Uni. A l’inverse, les mesures actives se donnent pour objectif d’augmenter le taux de participation au marché du travail, ce qui, en cas de pénurie persistante d’emplois disponibles, donne lieu à une concurrence accrue entre les demandeurs d’emploi. Selon cette définition, les mesures “ actives ” peuvent autant toucher l’offre que la demande du marché du travail. Ainsi, la création d’emplois dans les secteurs public, marchand et non-marchand s’inscrivent dans cette optique tout comme la réduction du coût de la main-d’œuvre, soit indirectement, via des réductions des cotisations patronales ; soit directement, via un blocage des salaires ou une norme salariale. Suivant les orientations politiques, les mesures actives peuvent à la fois réinsérer les demandeurs d’emploi via des programmes individualisés ; “ activer ” les allocations et permettre le cumul de ceux-ci avec de revenus salariaux directs ; durcir les modalités d’octroi d’allocations ou encore accroître l ’” employabilité ” via la formation. Ce bref aperçu montre qu’une politique active du marché du travail ne se réduit pas à “ l’activation d’allocations ” mais s’inscrit dans une approche plus globale de la reconfiguration du marché du travail. Bref, ce qui apparaît aujourd’hui comme une distinction analytique (et politique) existait déjà auparavant sous un dénominateur plus large. C’est pourquoi, la sémantique “ d’actif ” et de “ passif ” relève d’une autre structuration de la condition salariale. Le vocabulaire social définit en effet des catégories qui font l’objet de mesures politiques, différencie ensuite l’accès aux droits sociaux et influe sur les conduites individuelles des chômeurs. Plus globalement, sur le plan idéologique, on observe une valorisation de l’activité tout azimut tandis les allocations sans contre-prestations sont considérées comme des dépenses passives et leurs bénéficiaires comme des passifs. Le distinguo entre actif et passif entre dès lors en résonance avec une conception refusant de considérer la sécurité sociale comme un “ hamac ”.
La courbe de Beveridge comme indicateur de l’efficacité du marché du travail
L’efficacité du marché du travail est couramment mesurée à l’aide de toute une série de modèles d’analyse parmi lesquels figure la courbe de Beveridge (voir graphique 1) . Cette courbe donne une corrélation négative entre le nombre d’emplois vacants et le taux de chômage. Plus le taux de chômage est élevé, plus court devrait être la durée de vacances d’emplois.
On part, en effet, du principe qu’il est plus difficile de trouver des demandeurs d’emploi qualifiés quand le taux de chômage est plus faible alors qu’en temps de chômage important, il serait plus aisé de pourvoir aux emplois vacants. La position de la courbe de Beveridge et ses glissements éventuels refléteraient donc l’efficacité du marché du travail ou, au contraire, une éventuelle inadéquation de l’offre et de la demande.
Depuis le début des années 90, cette courbe s’est décalée vers la droite dans la plupart des pays européens, ce qui traduirait une adéquation plus difficile.
En Belgique, les importantes disparités régionales doivent naturellement êtres nuancés par des comparaisons sectorielles. Néanmoins, ces trois dernières années, l’inadéquation s’est accrue dans les trois régions, et ce indépendamment de la situation du marché du travail. Face à cela, on constate sur le long terme que la Belgique se caractérise depuis 1980 déjà, par une inadéquation relativement élevée (voir graphique 2) (Jackman & Layard, 1990 ; Meulders, 1994).
(Insert graph. 2)
source : Conseil Supérieur de l’emploi, avril 1999, p. 49.
Or, les causes du glissement de la courbe sont plus diverses que l’on ne pourrait le croire. Des analyses longitudinales détaillées tiennent notamment compte du taux de correspondance entre les qualifications demandées et celles qui sont offertes, des variations du taux de chômage régional, sectoriel et professionnel, de la mobilité, du “ coût ” de la recherche d’un emploi et du type de sélection lors de l’embauche, de l’efficacité du placement et last but not least, de l’intensité de la recherche d’emploi de la part des chômeurs.
Une interprétation néo-classique du problème du chômage
Ironie de l’histoire ? Toujours est-il que le maniement actuel de la courbe de Beveridge est diamétralement opposé à la vision qu’avait Beveridge lui-même. Cet aristocrate anglais estimait qu’il était préférable que les vacances d’emplois attendent plutôt que les chômeurs. Pour lui, le plein emploi était un objectif politique indissociable d’une société démocratique. Dès lors, “ le plein emploi signifie aussi qu’il y ait davantage de vacances d’emplois que de travailleurs recherchant des emplois vacants ” (Beveridge, 1967 : 2).
L’influence des cadres de référence néo-classiques dans l’économie du travail a fait que l’on a principalement recherché les causes des glissements de la courbe de Beveridge dans les conditions d’obtention d’allocations. Ce diagnostic posé, la première génération de “ politiques actives du marché du travail ” s’est attachée à réduire les allocations et à en limiter la durée et les modalités d’octroi. En 1993, l’OCDE décrétait que la Belgique avait des allocations trop élevées, ceci quoique la liaison des allocations aux salaires eût déjà été remise en cause depuis le début des années 80. L’écart entre allocations et salaire n’avait cessé de s’accroître. Le tableau ci-dessous le démontre clairement.
Tableau 1 : revenu de remplacement par rapport
au salaire moyen dans le secteur privé
1980 1982 1986 1988 1989 1993 1995 1999 99/80
allocation de chômage
invalidité
prépension
pension salarié 41,6 (1)
43,9
46,4
33,8 34,7
41,8
45,7
34,8 31,7
38,9
45,6
37,0 33,7
37 ,0
44,8
33,9 35,9
38,3
43,3
34,5 31,6
35,8
39,5
32,8 27,7
34,2
38,3
32,0 27,9
33,3
36,9
32,3 - 33 %
- 24 %
- 20 %
- 4 %
(1) L’allocation de chômage moyenne se montait donc en 1980 à 41,6 % du salaire brut moyen
source : ONSS, rapport annuel MET 1998.
Reste à savoir si les chômeurs ont davantage été incités à rechercher un emploi. Des études comparatives (Atkinson & Mickelwright, 1991) montrent que, pour ce qui concerne les pays d’Europe continentale, il est impossible de trouver une corrélation positive entre le niveau des revenus et la durée du chômage. Des analyses longitudinales et comparatistes (Pedersen et Wetergard-Nielsen, 1993) confirment cette interprétation en ce sens qu’elles ne distinguent en aucune façon, de lien entre le montant de l’allocation et le parcours sur le marché du travail.
En Belgique, non seulement l’écart par rapport au salaire moyen s’est creusé mais en plus, les revenus réels des assurés sociaux ont également régressé. Depuis le début des années 80, l’allocation moyenne des isolés a chuté de 7 %, celle des cohabitants sans charge de famille de 14 % tandis que l’allocation des chefs de famille avec enfants augmentait légèrement (+ 1,1 %). De plus, la période de travail nécessaire pour bénéficier d’allocations a été allongée (Delathouwer, 1998). Avec l’émergence du travail précaire, raccourcissant les périodes de travail et favorisant une plus haute fréquence dans l’alternance des périodes de travail et de chômage, tendent à maintenir plus longtemps les jeunes au chômage dans leur statut d’allocation d’attente . Dans l’ensemble, ces mesures ont largement influencé le nombre de demandes introduites auprès de l’aide sociale (CPAS). Entre 1988 et 1998, les demandes ont augmenté dans chaque région du pays, soit respectivement de 129 % (Flandre), 170 % (Wallonie) et 194 % (Bruxelles). L’analyse des dossiers individuels a montré que 32 % des cas sont liés au chômage (allocation d’attente, allocation trop faible suite à la perte d’un emploi à temps partiel), 10,9 % des demandes concernent des chômeurs qui sont en ordre par rapport à la législation mais dont le dossier est à l’étude et 8,7 % concernent des suspensions temporaires ou définitives (Vanheerswynghels & Beauchesne, 1998). La part des ménages se trouvant en situation de pauvreté et bénéficiant d’une pension, d’une allocation de chômage ou d’incapacité de travail est passée de 9 % en 1990 à plus de 12 % en 1997. Parmi les familles cumulant un salaire et un revenu de remplacement (57 % des allocataires), les allocations s’avèrent de moins en moins suffisantes pour ne pas tomber dans la précarité (Cantillon e.a., 1999). La précarité d’existence, malgré la sécurité sociale, est passée, pour les familles avec un revenu de remplacement, de 8,6 % en 1985 à 15,2 % en 1997 tandis que pour les ménages vivants exclusivement d’une allocation de chômage (isolés et chefs de famille), elle est passée de 30 à 58 %. Aujourd’hui, 37 % des chômeurs vivent dans la pauvreté contre 19,7 % en 1985.
Les modalités d’octroi d’allocations de chômage aussi sont devenues plus strictes. Selon l’OCDE, les chômeurs serait découragés de rechercher un emploi de par le caractère illimité dans le temps des allocations. (OCDE, 1993). Mais puisque la limitation des allocations dans le temps n’aurait pas laissé indemne le système de modalisation familiale (catégories chefs de ménage, cohabitant etc.) ni la “ forfaitisation ” des montants, les mesures gouvernementales se sont portées sur le chômage de longue durée. En instituant la notion de “ chômage anormalement long ” considéré comme excédant 2 x à 1,5 x la durée moyenne de la région et introduite que pour les statuts de “ cohabitants ” et “ d’isolés ”, le gouvernement répondait à la fois aux exigences de l’OCDE tout en respectant les caractéristiques fondamentales du système belge de sécurité sociale. Or, si d’un point de vue statistique, la diminution de la durée individuelle du chômage à un moment x a pour conséquence de réduire le nombre moyen de chômeurs mesuré à ce moment-là, cette réduction de la durée individuelle moyenne du chômage ne signifie pas pour autant que la fréquence ou le flux entrant et sortant de la population du chômage diminue proportionnellement. La population salariée confrontée au phénomène du chômage peut même augmenter après une chute des chiffres mensuels. Mais cela demeure bien évidemment moins problématique puisqu’il s’agit d’une plus grande flexibilité du marché de l’emploi.
La deuxième génération de mesures d’activation date de la deuxième moitié des années 90. Elle s’est attachée à faire disparaître les “ pièges à l'emploi ” désincitant la recherche d’un emploi. Plutôt que de minima sociaux trop élevés, le regard s’est davantage porté vers la nature des emplois offerts. En effet, les analyses ont identifié cette fois-ci des obstacles comme la mobilité, la formation, des horaires hostiles à la vie de famille ainsi que des seuils financiers (bas salaires en cas de travail à temps partiel, fiscalité). En Belgique, la résolution de ces dysfonctionnements s’est surtout orientée vers l'augmentation des revenus nets via la diminution de la charge fiscale. À une échelle plus réduite en Belgique, l’on a également rendu possible le cumul d’allocations avec des revenus issus du travail. De façon équivalente, au Royaume-Uni, de nouveaux minima sociaux ont été instaurés à cet effet (Working Tax Credit, Income Support, House Benefit, Family Credit) tandis qu’en France, on peut, depuis 1997, cumuler pendant deux ans, le Revenu Minimum d’Insertion (RMI) et un revenu d’un travail à temps partiel. En Allemagne, il est possible de conserver des allocations quand on perçoit un salaire plafonné à 320 DM. Le récent “ Kombilohn ” va dans le même sens que l'activation des allocations en Belgique sauf que les entreprises perçoivent l'allocation et que le travailleur reçoit un statut à part entière, conforme aux dispositions conventionnelles. En Belgique, les systèmes des ALE et des emplois-services participent d’une même approche.
L’emploi piégé ou les embûches de la précarité
Parmi les récentes mesures d’activation, ce sont les ALE qui ont connu la plus large extension avec une moyenne mensuelle d’environ 45.000 personnes en septembre 1999 . Il s’agit en effet d’une formule à succès dans laquelle les chômeurs de longue durée ont tendance à demander plus de prestations que le plafond mensuel des 45 heures autorisé, ceci en vue d’améliorer le niveau de leurs revenus. Si la participation aux ALE offre une protection devant le risque de sanction (art.80), le montant des revenus alors obtenus se situe aussi à proximité d’un bas salaire (temps partiel). La segmentation du marché du travail – par laquelle l'accès au marché du travail régulier ou “typique” reste donc très faible – empêche à son tour la neutralisation des “ pièges à l'emploi ”. Les emplois-services avoisinent maintenant les 15.000 postes et ici aussi, il s’agit, dans 65 % des cas, d’emplois à temps partiel, les autres sont des 4/5ème . On peut donc observer que les “ politiques actives ” amènent effectivement à l'élimination des “ pièges au chômage ” mais cela au profit d’une plus grande acceptation d’emplois précaires .
Si la formule d’activation des allocations est relativement nouvelle, cependant, il existe une analogie évidente avec le système des années 80 qui permettait de cumuler les allocations de chômage et un emploi à temps partiel. Il est généralement admis que la rapide croissance du travail à temps partiel dans les années 80 ne peut être dissocié de la possibilité existant alors de percevoir également des allocations de temps partiel. Le pourcentage du travail à temps partiel dans la population active est ainsi passé de 7,7 % en 1983 à 15,7 en 1998 . Parallèlement, la part des temps partiels pour laquelle il y avait cumul entre allocations et revenus de travail est passée de 14 % en 1983 à 51 % en 1990 pour ensuite, avec la suppression de ce système autorisant le cumul, retomber à 5,1 % en 1998. Cette mesure a donc largement servi de moteur à l'extension du temps partiel au sein de la population active et a modifié la nature de l’intégration des femmes au salariat. Elle procède dès lors de la même finalité que les actuelles “ politiques actives ” du marché du travail.
Par ailleurs, on constate que le cumul de revenus provenant du travail et le salaire social ouvre la porte à une spirale descendante en matière de montants d’allocations et de rémunération. Et cette évolution a surtout touché les femmes. Ainsi, a-t-on constaté que la population travaillant à temps partiel avec maintien des droits correspondait pour 67 % au statut de cohabitant, et, sachant que ce statut tout comme le travail à temps partiel est dans sa grande majorité occupé par des femmes (environ 80 % dans les deux cas), il est évident qu’elles sont davantage en situation de bas revenus ou de bas salaires . Mais dans l’optique familialiste-libérale, cette réalité du genre n’est nullement problématique puisque l’on appréhende la situation sociale des individus sur le plan du ménage et qu’il est considéré qu’un revenu et demi par ménage suffit pour subvenir à ses besoins. Il n’est guère étonnant alors de constater que le cumul des allocations de chômage et de revenu salariaux à temps partiel coïncide avec l'introduction des sous-catégories du chômage d’une part, et des allocations forfaitaires relativement basses , d’autre part. Dans la pratique, il existe donc bien un lien de cause à effet entre la possibilité de cumuler travail et revenus de remplacement provenant de la sécurité sociale, d’une part et une précarisation croissante du travail salarié, d’autre part. Ce qui est loin d’être nouveau également.
En 1795, les juges de Berkshire en Angleterre décidèrent que les subventions salariales octroyées par les paroisses devaient êtres autorisés indépendamment du travail forcé dans les Workhouses. Cette “ loi de Speemhamland ” prévoyait l'indexation du revenu d’Aide sociale sur le prix du pain et garantissait aux individus un revenu minimum indépendamment du travail. Ces subventions aux salaires ( “ subsidies in aid of wages ”) se donnait pour objectif de faire reculer la paupérisation mais elles ont eu l'effet opposé. En conséquence de cette loi, les employeurs gelèrent les salaires, arrêtèrent les innovations techniques et la productivité dégringola, ce qui, à son tour, justifia une réduction des salaires. Selon Karl Polanyi (1983), Speemhamland eut un résultat pour le moins ironique ; ainsi, la traduction pécuniaire du “ droit à l’existence ” finit par ruiner les personnes que cette mesure devait aider. Ce n’est pas par hasard que l’abrogation de la Loi de Speemhamland en 1834 ait favorisé l’émergence de revendications salariales et par voie de conséquence l'action syndicale et l’émergence d’une législation sociale. Malgré la reconnaissance d’une interdépendance entre l'aide sociale, la sécurité sociale et du marché du travail, on néglige souvent les rétroactions négatives que peuvent avoir certaines mesures.
Aujourd’hui, le maintien ou la légère augmentation du montant des rémunérations salariales et ce, malgré les diminutions de cotisations patronales ou l'activation des allocations, n’est pas sans effet non plus sur la tendance lourde de l’évolution des salaires et de la productivité. Au plus l'emploi privé est subventionné ou co-financé, au plus les employeurs auront tendance à ralentir la substitution du travail humain par des automates et à mesure que la productivité croît plus lentement, ils tenteront de limiter le coût salarial. Qu’en plus, une telle approche crée des déficits de financement de la sécurité sociale difficilement compensés par des ponctions fiscales, il en résulte d’abord un accroissement de la charge fiscale sur les actifs. Ce qui à son tour crée des oppositions entre actifs portés vers une “ révolte fiscale ” et inactifs accusés d’ “ oisiveté ” par les premiers. Réactions qui suscitent de la part des politiques, à l’image de Tony Blair et du workfare, une attitude plus restrictive et méritocrate à l’égard des droits sociaux. Finalement, ces réformes correspondent bien à une fuite en avant des tensions entre finalités économique et sociale au sein de la sécurité sociale.
La sécurité sociale entre assistance publique et instrument de flexibilité.
Depuis les années 60, la sécurité sociale évolue de plus en plus en direction universaliste là où elle gardait encore des caractéristiques “ assurancielles ” (Vanthemsche, 1994). Initialement, la distinction entre sécurité sociale et assistance sociale reposait sur le fait que les allocations de chômage relèvent de la sécurité sociale (et donc des salaires) tandis que le “ minimex ” relève de l'aide sociale. Le fait que les allocations de chômage se rapprochent de plus en plus du montant du minimex n’est pas une évolution banale. Aujourd’hui, en Europe, il est de plus en plus difficile de faire une distinction entre une protection sociale de type anglo-saxonne (Beveridge) et continentale (Bismarck) (Esping-Andersen, 1993). La première est de nature universaliste, connaît principalement des allocations de chômage forfaitaires faibles et est financée sur base d’impôts. Le principe d’assurance est au centre de la seconde, de sorte que la relation à la fixation du niveau des salaires est plus explicitement présente, aussi bien sur le plan du financement (cotisations sociales sur salaire), des allocations (en proportion à la durée des cotisations et de l'échelle des salaires) que de la gestion (paritaire ou tripartite). L'approche anglo-saxonne repose sur des principes de solidarité nationale et a conservé, dans une certaine mesure, les caractéristiques de l'assistance publique tandis que les systèmes continentaux prennent plutôt la forme d’un salaire différé ou social. Le système de sécurité sociale belge a toujours été hybride, non seulement parce que l'Etat intervenait financièrement à hauteur de 10 à 20 % du budget et cela autant durant la période d’immédiate après-guerre mais également suite à la révision de 1981.
Celle-ci reposait sur une vision redistributive par laquelle on attribuait au système non seulement une fonctionnalité d’assurance mais aussi de redistribution sociale. Les réflexions du Professeur Herman Deleeck (d’inspiration chrétienne-démocrate) ont joué à ce titre un rôle central. La tendance à l’universalisation, qui a intégré au sein de la protection sociale des couches sociales périphériques ou extérieurs au salariat dans un système qui ne concernait à l'origine que des salariés sont allée de pair avec une redéfinition de la notion de “ solidarité ”. De ce fait, autant la sécurité sociale que les CPAS répondaient à la fonctionnalité dite de “ filet de sécurité”. Dans le prolongement de cette conception marqué par le solidarisme chrétien, il fut constaté des “ injustices ” redistributives puisque ceux qui étaient le moins dans le besoin recevaient parfois le plus. La recherche de l’élimination de ces “ effets Mathieu ” ont logiquement mis la lutte contre l'inégalité sociale et la pauvreté au centre du fonctionnement de la sécurité sociale. Dans le contexte d’économies dans les dépenses sociales, une telle vision s’est traduite par la sélectivité dans l’octroi basé sur une évaluation subjective des besoins et s’appuyant sur la configuration de la famille dans la réglementation de chômage ; le plafonnement des allocations ; puis une politique de suspensions des droits et l’évaluation de la motivation dans la recherche d’un emploi.
Alors que la Belgique opta pour une réforme au sein des prestations relevant de la sécurité sociale, notamment sur le plan des modalités d’octroi, certains pays voisins créèrent de nouveaux minima sociaux intermédiaires à la sécurité sociale et à l'assistance sociale . En France, parallèlement à des allocations de chômage limitées dans le temps, une “ allocation de solidarité spécifique ” forfaitaire a été créée. Elle est octroyée semestriellement à ceux dont l'assurance chômage normale est arrivée à terme. En Allemagne, les minima sociaux sont organisés selon trois principes : le Sozial Versichering (assurance sociale basée sur le nombre de cotisations et donc limitée dans le temps), le Fürsorg (la prévention pour lutter contre la pauvreté) et un principe intermédiaire s’est développé : le Versorgungsprinzip (welfare).
La l’orientation portée sur la pauvreté n’en a cependant aucunement maîtrisé la croissance. Quoi de plus normal quand on sait que le minimex en Belgique, tout comme dans tous les autres pays de l'U.E. se situe en dessous du seuil de pauvreté. Ce seuil est fixé par Eurostat à 50 % du revenu moyen de l'Etat membre concerné alors que l’allocation moyenne correspond à 18 % de ce montant au Royaume-Uni, à 22 % au Portugal, à 27 % en France, à 34 % en Belgique, ou à 33 % en Allemagne. Selon cette définition, environ 500.000 familles vivent donc dans la pauvreté en Belgique. Les modalités d’octroi d’allocations de chômage plus sévères ont en grande partie occasionné une hausse du nombre de minimexés. En Belgique, cette catégorie a augmenté de 62 % depuis 1990 ; et en France, en Allemagne et au Royaume-Uni, respectivement de 98 %, 16 % et 27 % .
Outre l'importance croissante de la lutte contre la pauvreté dans la réforme de la sécurité sociale, cette dernière est également de plus en plus souvent considérée comme une instance macro-économique régulatrice. Cette argumentation économique contre la logique néo-libérale (qui considère les dépenses sociales comme économiquement néfastes) a depuis coupé la sécurité sociale de ses racines politiques . Selon cette vision inspirée par la théorie du capital humain de G. Becker, la sécurité sociale doit être conçue comme un “ facteur productif avec une action positive sur la stabilité économique qui aide les économies européennes à fonctionner plus efficacement et de manière plus flexible ” . La dissociation de la sécurité sociale de ses buts politiques a, à son tour, ouvert la possibilité d’engager ses moyens pour les entreprises. Globalement, depuis le commencement de la crise au début des années 70, le soutien financier aux entreprises, sous diverses formes, a sans cesse augmenté : de 23 milliards en 1972, on est passé à 75 milliards FB en 1983 pour enfin passer, au début des années 90, le cap des 250 milliards . Pour ce qui est des réductions de cotisations, on est passé de 34 milliards en 1994 à 55 milliards en 1997. Les récents accords sociaux et mesures gouvernementales augmentent ce montant annuel à plus de 80 milliards. La liste des mesures financées par l’ONSS s’est par conséquent allongée, tant en quantité qu’en volume budgétaire .
Tableau 2 : diminutions des cotisations patronales à la sécurité sociale (en milliards FB)
Période 1994 1995 1996 1997 1998 1999
Réduction bas salaires 7,0 9,9 13,3 14,9 15,0 11,4
Plan embauche jeunes 4,1 5,8 2,6 0,9 - -
Plan plus un 0,6 1,5 2,2 2,7 3,5 3,4
Maribel 18,8 18,2 17,7 21,8 26,1 19,8
Maribel social 0,4 2,8 8,7
Plan avantage à l’embauche 2,0 3,9 4,4 4,3 4,5
Accords pour l’emploi (1) 1,8 12,0 2,0 10,8 3,8
Autres (2) 4,0 4,0 7,1 7,2 7,5 3,8
Activation 0,1 1,0
Subvention contractuels 4,0
Plan pluriannuel 23,1
Total 34,5 43,2 58,8 54,3 70,0 83,4
Rapport La Politique fédérale de l’emploi, Min. Emploi & Travail, 1998.
Les Communications ou Recommandations de l’Union Européenne plaident également pour une plus grande utilisation du système de sécurité sociale comme instrument de flexibilité du marché du travail. La notion de “ flexicurité ” est utilisée dans cette optique de sorte que des tendances à la “ temporarisation ”, à la flexibilité contractuelle et au travail à temps partiel n’aient pas des conséquences sociales trop négatives . Mais la précarité n’est pas la seule conséquence de la flexibilité, les conditions de travail aussi régressent. Les rapports périodiques de la Fondation Européenne de Dublin abondent dans ce sens.
Tableau 3 : conditions de travail et flexibilité contractuelle dans l’UE des 15 (1996)
% de salariés (UE) exposés en permanence à contrats
à durée indéterminée contrats
à durée déterminée travail temporaire
et intérim
mouvements courts et répétitifs 15 % 20 % 28 %
rythmes de travail élevés 25 % 27 % 30 %
mouvements répétitifs de la main et de l’avant-bras 31 % 40 % 51 %
mouvements lourds pour soulever des poids 9 % 18 % 16 %
positions douloureuses et fatigantes 15 % 21 % 24 %
air pollué 11 % 13 % 20 %
qui n’a pas eu de formation ou recyclage au cours des 12 derniers mois 65 % 78 % 88 %
(…)
L’Etat social actif crée-t-il de nouveaux emplois ?
La question de savoir si l’activation des allocations ou subventions salariales en général forme une approche adéquate pour créer des emplois inexistants ou disparus dans le secteur marchand reste posée. Dans une évaluation de l’ONEM de début 1999 concernant les emplois-services, un inventaire de la nature de l’activité est dressé après un an : 3,6 % des 7690 emplois seulement concernaient l’environnement ; 12 % l’amélioration des service à la clientèle ; 8,5 % l’amélioration des conditions de travail tandis que les tâches mixtes à finalité productives et commerciales concernaient 75,9 % des emplois ; 76,4 % des emplois furent créés dans des entreprises de moins de 20 travailleurs. La subvention d’emplois qui seraient “ non rentables ” pour cause de productivité trop faible pour un coût de la main-d’œuvre trop élevée ne s’est donc pas réellement traduite par la création d’emplois pour de (nouveaux) besoins non satisfaits. Les modalités de reconnaissance relativement strictes – visant à éviter les effets de substitution – ont d’ailleurs mené au refus de 26,2 % des demandes introduites auprès de l’ONEM, ce qui est révélateur de l’implémentation que les entreprises souhaitent donner au système.
Le nombre “ d’unités physiques ” (nombre de paiements) dans les mesures d’activation a presque doublé de septembre 1998 à septembre 1999 (de 6500 à 11500), mais dans la mesure où les passages à une catégorie supérieure et les programmes de réinsertion concernent de plus en plus de catégories de chômage, les mesures risquent fort de ne modifier que l’ordre de classement au sein du chômage. Outre les mesures d’activation relativement strictes, des formules générales comme le plan d’avantage à l’embauche a remporté plus de succès. Entre janvier 1995 et octobre 1999, 215900 chômeurs de longue durée au total ont été engagés avec une exonération dégressive des cotisations patronales. Ici aussi, la majorité concerne le secteur marchand. Les entreprises d’insertion et les sociétés à but social n’ont pas introduit plus de 400 demandes en 1997 et 1998 tandis que dans le secteur marchand, elles comptent en moyenne, par trimestre, à 33.000 unités. Ce nombre représente environ 8 % des chômeurs indemnisés en Belgique ce qui n’est pas négligeable. Cela étant, l’évaluation qualitative de la nature et de la durée de l’emploi doit encore être réalisée.
En revanche, les effets d’aubaine et de cannibalisme des différentes formes de réductions de cotisations sociales ont largement été démontrés et reconnus. Les effets de substitution et d’aubaine ont pour conséquence que l’emploi additionnel net demeure moins important que le nombre de personnes engagées sous de tels statuts (Plasman, 1994 ; Freeman, 1995 ; Bischop & Montgomery, 1993). Lors d’une enquête effectuée auprès de 400 entreprises en Flandre, à Bruxelles et en Wallonie (Verlinden, 1995), seuls 11,7 % des employeurs interrogés ont déclaré qu’ils n’ébaucheraient pas sans subventions salariales ; 35 % auraient embauché quelqu’un d’autre tandis que 53,3 % auraient engagé la même personne avec ou sans subvention. Les mesures actives ou de subventions au coût du travail influenceront donc surtout le côté de l’offre du marché du travail tandis que la demande de main-d’œuvre reste elle, liée à la conjoncture économique et à l’accroissement de la productivité. Au final, le soutien de la compétitivité des entreprises par les baisses du coût du travail ne se traduit pas de façon équivalente en augmentation des postes de travail.
Le fait que l’on se soit récemment penché sur l’augmentation de la participation des inactifs au marché du travail ne doit pas être vu uniquement sous l’angle des pénuries de main-d’œuvre qualifiée. Cette problématique garde une autonomie relative et est également fonction de la tendance à exiger toujours davantage de qualifications. Une enquête à ce sujet a démontré que seulement 51 % des candidats embauchés le sont à leur niveau de formation ou de certification scolaire. Dans un tiers de cas, les embauches se font avec des personnes étant surqualifiés pour leurs postes de travail (Simoens, 1997). Sans une approche intégrée, qui associe le déficit de formation dans la politique et utilisent les postes complémentaires (via la réduction du temps de travail, par exemple), on peut dire que l’augmentation du taux d’activité — par l’extension du marché du travail — induira très certainement une intensification de la concurrence entre demandeurs d’emploi et freinera en période de reprise conjoncturelle la tendance à la hausse des salaires. Dans le cadre des politiques d’inspiration libérales et de la configuration actuelle du marché de l’emploi, cette concurrence ne peut déboucher que sur une dualisation-segmentation du marché du travail. Une concurrence qu’on ne peut par ailleurs dissocier des tendances à la précarisation et à la flexibilité qui ont un effet structurant sur les positions sociales.
Dans la mesure où la politique dite “ active ” vise un degré de participation au marché du travail plus élevé et de fait une disponibilité plus grande de la main d’œuvre (capacité d’adaptation, investissement, etc.), on peut dire que cette approche poursuit une (re) marchandisation du travail. Cette (re)marchandisation ne se traduit pas seulement par la poursuite d’une plus grande réactivité et une flexibilité du marché du travail mais aussi par des inégalités sociales et une pauvreté croissantes. Alors que la protection sociale avait initialement la fonction de soustraire le travail aux lois du marché (en donnant au salaire individuel un prolongement sociale ou en d’autres termes, en socialisant partiellement le salaire, c’est le contraire qui se déroule actuellement (Esping-Anderson, 1996). C’est pourquoi on peut en l’occurrence difficilement admettre que “ l’Etat social actif ” soit orienté sur une consolidation de la sécurité sociale tel qu’elle avait été façonnée après la seconde guerre mondiale, sous la montée en puissance du mouvement ouvrier. Faut-il en conclure que l’Etat social actif remplit alors une fonction de leurre par rapport à la poursuite de la contre-réforme libérale ? Les difficultés constatées par le mouvement syndical (ref.) auprès du gouvernement arc-en-ciel pour donner un contenu progressiste à ce concept ne serait plus une énigme ni un paradoxe.
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